L’oreille
acousmatique métisse les sources sonores, qualifie la masse des bruits,
propose une nouvelle culture du son, poétise le réel. Elle renvoie dos
à dos les codes musicaux, tentant de capter dans la pluralité du monde
sonore un langage dont l’abstraction et la souplesse permettent de combiner
des objets complexes. D’emblée, elle réunit l’espace et le temps dans
son alphabet sonore; elle est l’enfant di XXème siècle. Elle
dérange l’écoute traditionnelle, obligeant l’auditeur à se défaire des
ses critères “moraux” du sonore. Les pouvoir publics et les médias ne
s’y sont pas trompés. Surtout ne faisons rien, ou presque rien pour
poétiser ce vécu sonore d’autant plus sordide que l’espace individuel
est réduit et saturé par la masse sonore environnante. Il ne
s’agit pas de créer un art permettant de mieux subir la pollution sonore;
il s’agit de ne jamais louper les rendez-vous que nous donne le réel.
Dans son orgueilleuse abstraction, la musique parfois l’oublie. L’oreille
acousmatique est une arme poétique et politique qui révolutionne la
composition, l’écoute et l’environnement social.
Carole
Rieussec - Poétique et politique, août 1993.
Celle-ci
(C.R) forme avec Jean Christophe Camps (JCC) les KRISTOFF K. ROLL (KKR),
couple à la scène comme à la ville. Fin janvier, plus exactement du 26
au 28, ils étaient aux Instants Chavirés pour un "Fil Rouge" à leurs musiques.
Trois soirs de suite, ils ont joué avec Kaffee Mattews, Daunik Lazro et
enfin avec Xavier Charles et les italiens d'Ossatura ; ce furent de belles
et chaleureuses rencontres, pleines de créativité, poussant cette "poésie
sonore" qui leur est si chère à des limites extrêmes. C'est entre deux
de ces concerts que nous les avons interviewés. Ils ont, pour Improjazz,
parlé de l'approche acousmatique, de leurs "techniques", de leurs espoirs
en un avenir meilleur, de leurs luttes. Toute notre discussion fut d'un
immense intérêt, jugez-en par vous-mêmes !
Improjazz : KRISTOFF K.ROLL, votre rencontre
date de 199O. Comment s'est-elle déroulée ?
KK.R : On s'est rencontré en jouant de la
platine tourne-disques dans un septet qui s'appelait les «Arènes du vinyle»,
cinq venaient plutôt de la musique électroacoustique, une de la performance,
et un des arts plastiques. Pendant un certain temps on a joué dans ce
groupe, jusqu’à ce que les platines ne fonctionnent plus.
Improjazz : Vous avez étudié l'acousmatique
à Lyon.
KK.R : Entre autres, oui, avec Denis Dufour.
Improjazz : Et ça a constitué en quoi ces
études, c'est quoi l'étude de l'acousmatique ?
KK.R: C'est apprendre à écouter. Ecouter
des objets sonores, des séquences, des sons de l’environnement. Déconnecter
son écoute de l’action qui a produit le son. Apprendre à distinguer les
sons, à qualifier les sons, en se référant aux critères Schaefferien (grains
rugueux, son cannelé, ...). C’est aussi comparer sa propre écoute avec
ce que d’autres entendent. En musique, quand on entend quelque chose,
c’est que l’on a écouté avec une intention (autre que de chercher à connaître
la cause du son), c’est que l’on a sélectionné. Et du point de vu du “faire”,
il est intéressant de confronter son intention musicale avec l’écoute
qu’en ont les auditeurs, car l’intention musicale n’est pas forcément
audible ou n’est pas révélée facilement. C’est donc s’habituer à percevoir
des critères dits musicaux, et aussi comprendre un peu le fonctionnement
des intentions d’écoute. Et pratiquer tout ça pendant trois ans, faire
régulièrement des aller-retours entre sa propre écoute et celle d'un groupe,
cela permet de comprendre un peu mieux ce qui se passe. Cette “classe”,
c’est un lieu, des conditions, une situation propice à la curiosité, à
l’expérimentation. On y apprend rien, on y découvre ses propres fonctionnements
d’écoute, et ceux d’un groupe se gens Et puis c’est un moment où: être
performant, efficace, réussir, avoir un plan de carrière et autres notions
du système capitaliste, n’ont pas de sens. Ces notions ne devraient pas
exister dans nos milieux musicaux, malheureusement elles les envahissent
malgré tout.
Improjazz : Dans ces études est-ce que l'improvisation
tient une place ?
KK.R: Oui, mais pas de façon explicite !
C'est nous qui générons tous les sons (sans référence à une pratique instrumentale
traditionnelle) et pour cela on part d'objets usuels: tube, trousseau
de clefs, gobelet, carton, tôle ... on explore la matière sonore de ces
objets qu'on enregistre: là intervient l’improvisation et le microphone
. Le microphone permet de zoomer sur la matière sonore, il donne une “image
du son”, et l'objet devient, le moment de l'enregistrement, un instrument
avec lequel on improvise une histoire, une séquence sonore. Le champ instrumental
se trouve complètement ouvert: il n’y a plus de frontière entre instrument
et objet quotidien, c’est une pratique que l’on peut associer à la poétique
de Marcel Duchamp. L'écoute crée l'instrument, le musical. Dans ce nouvel
univers, le microphone a un rôle fondamental car il permet de capter pleins
de détails sonores qui échappe à l'oreille nue, on apprend ainsi à jouer
du micro. Il y a interaction entre un objet qu'on explore et un microphone
qui le zoom. A l’extrême opposé du zoom, on peut enregistrer le corps
sonore de très loin, autant sa réverbération que lui même. Ce sont toujours
des “images de sons”. L’acousmatique est un jeu avec des “images de sons”.
Improjazz : Vos rapports avec l'espace semblent
avoir une grande importance, même votre façon de disposer les enceintes,
les installations, c'est un élément fondamental, d'après ce que j'ai vu
hier.
KK.R : On arrive dans un lieu, il faut faire
sonner les sons dans la salle (voire faire sonner la salle). Pour cela
notre instrument de jeu est un dispositif de haut-parleurs, un acousmonium.
Ce sont les H-P qui excitent la caisse de résonance qu’est la salle. “Faire
sonner” c’est: comment les sons se placent dans l’espace, quels volumes
ils occupent, s’ils sont gros ou petits, où on les place et comment on
va les faire bouger. Dans chaque lieu, on cherche des emplacements judicieux
(de H-P) qui nous permettrons de jouer avec le volume. Pour nous l’espace
n’est pas une anecdote, c’est un critère du son, du musical au même titre
que la hauteur, le débit ou le grain. Nous sommes toujours surpris quand,
pendant un concert, des gens restent dans un coin à côté d’une seule enceinte,
ils passent à côté de quelque chose. Nous utilisons aussi des sources
où “l’espace “est fixé à l’avance. Dans ce cas, la place des H-P est pensée
avant, dans le studio: c’est la multiphonie. Le “Portrait de Daunik
Lazro” est entièrement octophonique (8 Sources indépendantes qui vont
dans 8 haut-parleurs), c’est un portrait en volume, plutôt une sculpture.
Mais dans d’autre musiques (“Le Petit bruit d’à côté du coeur du monde”,
“Des travailleurs de la nuit, à l’amie des objets”), et même en
impro, il y a des parties octophoniques au milieu de sources stéréophoniques
projetées sur l’acousmonium. Un acousmonium, cela peut être 2 Enceintes,
même une. Chaque fois on choisit un dispositif spécifique, il peut être
très frontal ou créer une situation d'immersion. Ce soir avec “La Pièce”,
il y aura huit H-P, (les “Ossatura” jouerons sur un autre système, indépendant),
hier, pour “Le petit bruit...”, il y en avait quatorze. C’était même un
peu spécial, car il y avait trois acousmoniums: un de 2 H-P, une fenêtre
de paysages sonores, un dispositif de 4 pour les impros et l’ensemble
de 12 H-P pour diffuser les bandes. Et puis bien sûr, l’incroyable son
acoustique de Daunik, sa façon de “remplir” le lieu. Cela fait donc plusieurs
façons de “jouer des espaces” imbriquées les unes dans les autres. Pour
apprécier cette “chose sonore”, on peut tourner autour, se déplacer; mais
bien souvent le rapport est frontal, c’est ce qu’a imposé le classicisme
partout, avec toutes les conséquences désastreuses dans le rapport émetteur/public.
Une des innovations de la musique concrète, c‘est qu’elle incite à écouter
la musique dans une situation d’immersion, on est “à l’intérieur” de l’objet.
Improjazz : ça remet en cause la cérémonie
sociale du concert proprement dit. Aux “Instants” on est dans une salle,
mais vous essayez de remettre en cause le placement du public.
KK.R : Ce n’est pas forcément sur ce sujet
que l’on est le plus radical. La majorité de nos concerts sont en salle,
c’est un lieu isolé des autres sons de l’environnement; il y a un début
et une fin, marquées. Néanmoins plein de petites choses s’ajoutent: l’écoute
en immersion, dans le noir et sans frontalité dominante. Nos appareils/instruments
sont autant dans la salle que sur l’estrade, et nous hier, nous circulions,
nous passions de l’un à l’autre. C'est pas un concert où on fait une entrée
de scène, avec d'un côté des spécialistes et en face, le public qui écoute.
Nous-mêmes on est dans la salle pour avoir la même écoute que tous le
monde, c’est une obligation de se placer là, on s’installe tous, là où
la réception du son est la meilleure. Et puis, dans ces musiques, les
gens qui prennent du plaisir en écoutant sont autant musiciens que ceux
qui produisent le son. C’est l’écoute qui crée le musical. Si on n'écoute
pas, si on ne sait pas écouter, de toutes façon y’a pas de musique (c’est
un peu comme les musiques de danse, si on ne danse pas soi-même, cela
peut vite devenir chiant !). Les “Instants Chavirés”, (pour ceux qui ne
connaissent pas !) c’est un club, avec un bar. Là se retrouvent beaucoup
“d’aficionados”. Hier j’ai ressenti quelque chose de particulier: on était
tous ensemble pour faire du son et c’était à nous d’inventer quelque chose,
mais c’est très relatif, demain, ce sera à d’autres, et nous serons là
aussi. Il y a d’autres projets avec lesquels nous sortons complètement
du cadre traditionnel du concert: les “concerts de façades” ou
les “têtes trouées d’avion”. Dans le premier cas il s’agit d’animer
des façades en jouant comme si nous vivions en faisant sonner la vie,
c’est plus proche de la performance que du concert et la limite entre
quotidien et art sonore est très floue. Les gens qui passent là se retrouvent
au concert comme par hasard. Pour les “têtes trouées d’avions” c’est un
projet proche de ce que propose l’atelier topophonique de Sophie Agniel,
Thierry Madiot, Théo Jarrier, Hélène Breschand et aussi des projets de
la collection “POIL” il s’agit de s’immiscer dans la vie sonore d’un lieu
(ici un couloir aérien, celui d’Orly précisément) et de jouer avec cet
environnement sonore. Bien sûr que le concert en salle n’est pas le plus
adapté pour nous, nous rêvons d’autres façons de faire entendre la musique.
Des envies, on n’en manque pas mais les occasions de tenter d’autres situations
ne sont pas si nombreuses. Déjà pour “Des travailleurs de la nuit,
à l’amie des objets” qui se déroule en trois temps: installation,
concert immersion, “concert en rond”, cela a semblé bien compliqué aux
“accueillants” éventuels. Le “Portrait de Daunik Lazro” qui a été
pensé comme une installation n’a jamais été présenté sous cette forme,
pourtant le principe de l’installation sonore n’est pas de la toute dernière
nouveauté !
Improjazz : Quelle différence faites vous
entre électroacoustique et l'électronique pure ? Kaffee MATTEWS à son
ordinateur, elle enregistre des sons. Elle plombe bien d'ailleurs, j'avais
eu l'occasion de la voir à Nickelsdorf et plus récemment avec Pita à Nantes.
Et les dispositifs ne sont pas les mêmes.
KK.R : Ce n’est pas une définition mais l'électronique
ça décrirait des sources électroniques, des sons de synthèse ou très transformées
par la synthèse; nous on parle d’électroacoustique, tout simplement parce
qu’on utilise des appareils électroacoustiques: consoles, lecteurs CD
& K7, micros, échantillonneur, ...; et puis les sons n’existent qu’avec
les haut-parleurs. Nos sources sont “mixtes”: il y a des sources électroniques,
il y a des séquences de sons originellement acoustiques, mais fixés sur
bandes, il y a aussi des sons fixés dans l’échantillonneur, donc avec
un autre accès de jeu; il y a également de la transformation en direct
et des objets du quotidien qui font du son (des corps sonores ou alors
appelons-les objets à sons, car l’objet sonore c’est autre chose). Ces
“objets à sons”, on les joue devant le micro. Le micro n’est pas une béquille
parce que la salle est trop grande. Le micro fait partie du truc, c’est
avec lui qu’on révèle les bruits des objets. Par exemple, avec cette canette
de bière on peut faire des choses extraordinaires, avec le micro. Les
“dispositifs” ne sont pas les mêmes comme tu dis. Kaffe Mattews par exemple,
transforme tout en «live». Elle place des micros dans la salle et hier,
elle reprenait également nos sons, et c’est cette matière qu’elle explore
avec son ordinateur. Ce qui nous rapproche d'elle c’est que nous traitons
aussi beaucoup les sons en direct et que nos sources existent par l’amplification.
Notre “dispositif” ressemble plus à un studio qu’à un instrument, nous
ne nous sentons pas instrumentistes, ou alors multi-instrumentiste ...........
Improjazz : vous avez aussi des Zither, et
c'est quoi cet instrument en bois que tu tournes ?
KK.R : C'est un siège de cinéma, récupéré,
il y a quelques années, à la destruction d’un cinéma à Belleville. Improjazz
: Quelle est la part de l'écrit, de l'improvisé, du hasard et de la préparation,
parce que vous préparez quand même. Comment s'imbrique l'improvisation
dans tout cela ?
KK.R : Ca dépend totalement des projets.
Si on parle de “La pièce”, récemment édité chez Potlach, la musique
de notre trio avec Xavier Charles est improvisée, seul un dispositif spatial
est pensé à l’avance: lui joue de l’espace avec trois (ou cinq) microphones
qui projettent le son à trois (ou cinq) endroits différents, et nous on
utilise (pour la projection du son) un dispositif octophonique. L’espace
est un critère supplémentaire de jeu entre nous. Notre première rencontre
a eu lieu au festival de Mhère en 1998. Xavier est sans doute un des improvisateurs
(avec les improvisateur-es de La Flibuste) qui (en France) joue le plus
avec des électroacousticiens, il est passionné par le son (lui même joue
avec des haut-parleurs “vibrants”) et du coup il est très a l’aise avec
les matières “concrètes” qu’on envoie; ses modes de jeu proviennent souvent
de modèles électroniques ou morphologiques, bref c’est simple de jouer
ensemble! Hier, avec Daunik, c'était un projet très particulier. Je crois
qu'il faut redire, qu’en impro totale, nous n'amenons pas un instrument
mais un studio, nous amenons tous ses possibles, on pioche mais tout ne
sert pas. Avant de partir faire un concert, on prend dans nos malles quelques
corps sonores (pourquoi ceux-là plutôt que d’autres ?), on prend des cassettes
de prises de sons, on les cale éventuellement (pourquoi sur ces sons-là
?), c‘est un bout de tout notre studio. Je crois que c’est différent de
ce que font Lionel Marchetti et Jérôme Noetinger, par exemple. Pourtant
eux aussi transportent des instruments de leurs studios, mais ce qu’ils
transportent dans leur valises, c’est un instrument, un instrument électroacoustique,
qui est un instrument complexe et multiple, mais qui peut se performer
comme un instrument. Marc Pichelin, Jean Pallandre ou Laurent Grappe jouent
eux aussi d’instruments du studio. Actuellement chacun invente son dispositif
et sa pratique. Les Ossatura, avec lesquels nous allons jouer ce soir
avec Xavier, ont chacun une machine-instrument électronique, ce qui est
encore une situation différente. Hier, pour cette 7ème variation
du “Petit bruit.......”, notre ensemble de possibles était limité
: Les sons étaient majoritairement ceux issus du voyage ou des musiques
déja faites pour les variations précédentes. Idem pour les
corps sonores (calebasse, petit balafon, senza, feuillages, .......).
Actuellement, on est peut-être dans une inter-zone: entre l’impro et la
musique concrète.
Improjazz : c’est à dire ?
KK.R : On n'est pas dans une logique d'instrumentiste,
on est plus proche d’une logique surréaliste du collage où il y a plein
de possibles qui sont donnés par les objets, nos sources électroniques,
les transformations et traitements. On réagit à ce qui advient à la manière
d'un collage; c'est très rare qu'on passe un concert entier avec le grinceur
ou l’échantillonneur. C'est un dispositif qui ressemble au studio: enregistrer,
mixer, spatialiser, filtrer, ralentir, filtrer à nouveau ........... On
joue, il y a des moments instrumentaux mais on n'est pas instrumentistes.
Toute notre façon de faire, elle est principalement issue studio. On a
appris dans ce fameux conservatoire dont on parlait tout à l’heure que
le fait de voir la cause, ça brouille l'écoute. Si l'on fait “sonner”
une boite d'oeufs, si l’on cherche a explorer son potentiel sonore, c’est
grâce au microphone, et les gestes que nous faisons ne se réfèrent à aucune
technique particulière; si l’on est vu cette image crée un imaginaire
autre, l’image boite d’oeufs peut occulter ou orienter l’écoute vers autre
chose que le son, alors que ”la situation noire”, l’écoute acousmatique,
ça permet vraiment de plonger dans le sonore, indépendamment de la cause
et sans se demander si il y a de la virtuosité ou .......si ça rame........!
Nos gestes par exemple sont très lents. C'est l'anti-performance par excellence
! C'est être à l'écoute de l'objet. Lorsque l'on est dans le studio on
a une exploration des corps sonores un petit peu différente que sur scène
où le regard du public peut nous faire aller dans un sens «plus instrumentiste»
que dans le studio. Sur scène c'est un peu compliqué d'amener des objets
qui n'ont pas l'habitude d'être montrés, à moins de jouer derrière un
paravent, d'ailleurs on s'est clairement posé la question ............mon
premier concert “d’objets” en quartet se passait au trois quart derrière
un rideau ! Pour l’instant on montre certaines choses et on en cache d’autres,
parce que sinon on ne sort pas des questions du type «mais c’est avec
cette boîte que vous êtes arrivés à faire çà ? incroyable !» Mais on s'en
fiche, on ne se place pas sur ce terrain.
Improjazz : Les voyages, Afrique, Amérique
Centrale ont une grande importance pour vous puisque vous avez fait «Corazón
Road» et le «Le petit bruit d'à côté du coeur du monde», pièce
en évolution. Vous construisez cette pièce depuis 95, hier vous avez fait
la variation 7, jusqu'où ça peut aller ?
KK.R : “Le petit bruit ...”, c'est
un travail sur le fantasme, c'est pour cela que ça évolue sans cesse,
se transforme depuis le voyage fait en 1994. Chaque concert est une variation.
On s'est rendu compte qu'il y avait un puit fantasmatique fou entre le
monde européen et le monde africain, on a voulu explorer ce truc là. L'idée
était de partir sur quelque chose qui deviendrait de plus en plus fantasmatique,
aussi bien au niveau du souvenir qu'au niveau du rendu. L’ensemble de
ces variations (”diferencias”) bien sûr, ce n’est pas facile de l’entendre,
il faudrait être là à chaque concert, c’est une pièce très éclatée dans
le temps. La seconde chose, c'est que c'est vraiment un travail sur les
écritures, les expressions du sonore, et leurs juxtapositions et/ou combinaisons.
On tente de tramer une matière sonore qui serait constituée, aussi bien
d'éléments écrits que d'éléments totalement improvisés, d'éléments plus
visuels comme la danse ou le jonglage et les manipulations d’objets que
des projections de textes. Et cette matière très hybride est une caractéristique
de notre langage: la créolité. On aime travailler sur cet aspect de la
langue, tout est en gestation, les musiques se rencontrent, se mêlent;
on aime la poésie qui émane de la créolité, on a l'impression d’être sur
cette terre là. Dans les variations du “Petit bruit ...” , on a
voulu explorer certaines relations entre musique écrite instrumentale,
musique fixée sur bande, musique improvisée instrumentale ou électroacoustique,
la voix enregistrée d’Amadou Hampâté Ba, des textes de route, des citations,
des éléments gestuels: danse, jonglage, manipulation d'objets (lorsque
l'on entend un son on peut associer un geste même imaginaire, c’est inquiétant
d’en proposer un véritable, un vrai mais tout autre, en quelque sorte
un “faux” geste). Tout cela, c'est un travail sur les modes d’écoute:
comment on écoute la musique écrite, la musique improvisée, le paysage
sonore, la musique sur bande.
Finalement, on est passé de la juxtaposition des sons, à la mises en relation
des “écoutes”. Dans la septième variation - hier soir - tous ces éléments
sonores étaient présents, et tout était improvisé, on avait des réservoirs
(phonographies, séquences-jeu faites durant le voyage, éléments des variations
précédentes ...) Daunik se plaçait évidemment comme improvisateur “farouchement
libre”, sans préparation, si ce n'est qu’il a fait toutes les variations
précédentes avec nous, donc il a cette connaissance des éléments. On glissait,
on superposait des choses, écrites ou improvisées, ça a donné un cheminement
particulier. Tous ces types d'écoutes s'imbriquent, donnent une espèce
de polyphonie des écoutes: en même temps qu’on entend des choses écrites
ou fixées , il y a de l'improvisation instrumentale et électroacoustique,
avec des éléments communs, superposés ou en tuilage......... Une expression
de l’oralité en ayant connaissance de l’écrit. Pour revenir à ta question,
jusqu’où ça peut aller ? ça ?
Improjazz : Dans Corazón Road
vous puisez votre inspiration dans un voyage. Les cultures du monde sont
vraiment une matière première importante, c'est un parti pris ?
KK.R : C'est vrai que la situation d'écoute
en voyage est exceptionnelle, on a une acuité maximale, c'est fascinant
de se rendre compte que les codes tombent et qu'on écoute avec intensité
des choses parfaitement banales, tout est régénéré. Peut-être même que,
parfois, l’acte de prise de sons n’est seulement qu’une aide pour se concentrer
dans l’écoute. “Prise de sons” voilà un terme peu adéquat (pas pire que
“chasseur de sons”, remarque!), il laisserait croire qu’une fois qu’on
est passé, comme on a pris les sons, ils ne sont plus là. En fait c’est
une écoute, un moment de concentration dans l’écoute, et d’ailleurs, cette
concentration a autant d’importance que le son enregistré lui-même. Pour
nous un musicien travaille avant tout son écoute. Plus tard dans des musiques,
on trouve des convergences entre tous ce que l’on a écouté, et les climats
et morphologies jouées. La pratique quotidienne de la prise de sons induit
beaucoup plus que le simple fait de réunir des sons sur des bandes: Écoute,
réflexion, relation, association ... Poétiquement, mais aussi socialement
et politiquement, c’est très engageant de travailler sur ce genre de matériaux
sonore. Le chemin est double, à la fois pour soi, pour le renouvellement
de son écoute, mais aussi politiquement, ça ouvre une poétique particulière:
qui sont tous ces émetteurs de sons et moi qu’est-ce que je fais ici avec
mon microphone, qu’est-ce que dérange, qu’est-ce que j’exprime......?
Corazón road dit simplement qu’il y a quelque chose de passionnant
dans la rencontre des imaginaires. C’est une musique réalisée en banlieue
parisienne mais, c’est un tentative de rapprocher des imaginaires du monde.
Improjazz : Et donc comment vous retravaillez
tous ces sons, tous ces bruits; que vous inspire ce que vous avez enregistrés
?
KK.R : On part du son, même si à cause de
notre tête, on projette des choses. Pour Corazón Road on
a ramené plein de K7, on les a écoutées, réécoutées. Des choses nous interpellent
et à partir de là arrive l'envie d'en faire quelque chose; et suivent:
choix, montages, mixages, ajouts. Dans Corazón Road chaque
paysage sonore, en relation avec notre vécu nous a donné envie de le faire
sonner de cette façon là. Il y avait le paysage, l'écoute, puis nous,
en souvenir, quel vécu nous avions eu là, à ce moment précis; nous avons
créer une sorte d'interférence entre notre vécu et le sonore. C’est une
pièce acousmatique, entièrement fixée. Quand nous enregistrons en voyage,
on enregistre tous azimuts, parfois on est acteur-es, on fait grincer
un portail ou un escalier, d’autres fois on enregistre un orage, ou des
gens; on se déplace dans le paysage ou on reste fixe; certaines fois pour
aller chercher un son qui nous interpelle, on peut revenir plusieurs fois
à l'heure précise pour l'entendre, à l'opposé on peut mettre nos micros
à la fenêtre n’importe quand et laisser le temps passer. Ce n’est pas
comme pratiquer un instrument où on peut dire “je jouerais de 10 à 18
heures”, les sons nous interpellent quand ils veulent. Il fait être disponible,
prêt à entendre. Nous pratiquons la prise de son dans tous ces sens; plus
tard dans le studio, ce n'est pas ce que l'on croyait le plus intéressant
qui l'est réellement. Et même deux ans après, des sons sur une K7 que
l'on avait mis de côté en se disant “ils sont pas terribles !”, et bien
justement, un détail nous interpelle et on revient à cette prise.
Improjazz : Le hasard joue un rôle très important
dans ce que vous faites.
KK.R : De notre pratique du studio on a intégré
l’idée que ce qui n’est pas prévu va peut-être nous emmener dans des directions
intéressantes. On peut se tromper de bande en studio. On se dit on va
mettre tel son avec tel autre, et puis, vlan ! on se trompe de cassette,
ou c'est pas la bonne plage. Mais finalement, les deux sons ensembles,
c'est super ! alors il faut sauter sur l'occasion. Pour ne pas laisser
passer ces hasards, il faut une concentration “ouverte”, large, prête
à admettre un autre possible. On peut aussi dire qu’on laisse parler l’inconscient
car les lapsus abondent et........... enrichissent la musique.
Improjazz : Est-ce que vous jouez chacun
de votre côté, avec qui, avez-vous des activités en solo ou avec d'autres.
KK.R : Oui, mais principalement ce que nous
développons, c'est surtout ensemble. Ce que l'on fait en solo, ça vient
nourrir ce que l'on fait tous les deux, et inversement.
CR : J'aime beaucoup les rencontres purement
improvisées, chaque nouvelle rencontre crée un nouveau paysage et j’adore
cette poésie éphémère, inédite et qui n’attend rien. . Il y a des improvisateur-e-s
avec qui la rencontre est un peu plus fréquente, ou va l’être......avec
Ninh Lê Quan, avec Martine Altenburger, avec Jérôme Noetinger, avec Pascal
Battus et Marc Sens. Avec Catherine Jauniaux, la rencontre qui a été proposée
par Emmanuelle Pellegrini et Xavier Charles à DENSITES, va se prolonger
par un travail plus approfondi sur des personnages sonores. J’ai toujours
pratiqué l’improvisation mais lorsqu’en 1993 on a écouté ce qui se passait
à Musique Action, j’ai senti qu’on découvrait là quelque chose d’essentiel,
un grand vent du large ! ensuite la relation continue avec Daunik nous
a permis de mieux comprendre cette mouvance.
J.C: Il y a des gens avec lesquels nous travaillons
souvent, avec qui nous cherchons régulièrement: Daunik dans le cadre du
«Petit bruit...», et aussi Gérard Clarté, et Nido (c’est un peu
la “Cie du Petit Bruit”). Avec Xavier, c'est un groupe «La Pièce»,
avec Laurent Grappe aussi, nous avons un trio: “Mécaniciens du désert”.
L’impro, je perçois ce monde comme un grand groupe, un gigantesque
groupe de rock dans lequel il y a tellement de membres qu’ils ne jouent
jamais tous ensembles. Alors pour les concerts, c’est aujourd’hui machin
et bidule en duo, mais la semaine suivante cela sera bidule et deux autres,
et aussi de suite.
Improjazz : pas de solo absolu en fait ?
Vous faites dans les stages scolaires, vous travaillez en dehors ?
CR : J'ai développé, depuis 5 ans un recherche
sur la socialité du son dans une ville traversée par les avions à coté
de l’aéroport d'Orly, c'est un travail très expérimental qui croise la
notion d’observatoire d’une ville la notion d’écoute socio-musicale et
d’art brut. L’atelier invite des chercheur-e-s en sciences humaines (Anne
Fave, Maria Teixeira, Anne-Julie Rollet ) et des artistes (Francine Vidal,
Emmanuel Carquille, Jean-Christophe Camps). Il a peu de moyens mais la
continuité du travail sur 5 ans a permis de réfléchir sur les mécanismes
de l’appropriation de l’art, sur l’aliénation, sur la surdité, sur l’imprégnation
du paysage sonore et sur la création d’objets sonores autoproduits par
des gens qui n’ont aucun contact avec le monde artistique. Cette année
avec Anne Fave (socianalyste) nous avons imaginé un dispositif destiné
à mettre en relation création “brute”, analyse du rapport qu’entretiennent
ces personnes à cette création et séance de réflexion collective tentant
de mettre en jeu les acteur-e-s de l’atelier (analyse des rapports de
pouvoirs ). Étonnant !!! Tous ces éléments: les autoportraits sonores,
la réflexion intime et collective coexistent dans une installation: SONOMATON
où sont également présentés des portraits chinois vidéo de chacun des
participant-e-s (chacun choisit une liste d’objets-couleur-période historique
.........mise en temps par Emmanuel Carquille). Parallèlement, nous avons
organisé une rencontre improvisée: ”SEPT TETES TROUEES D’AVIONS” où sept
improvisateur-e-s sont venu-e-s jouer pendant deux jours sous le couloir
aérien dans les rues de la ville (Jean-Luc Guionnet, Li-ping Ting, Thierry
Madiot, Dominique Répecaud, Jean Christophe et moi). Pendant deux jours
de décembre (pluie, vent !!!) nous avons improvisé autour de cette morphologie
que dessine le passage d’un avion. On espère, l’année prochaine pouvoir
inviter plus de monde et créer un festival des” têtes trouées d’avions”
en intégrant des habitant-e-s de la ville; rien n’est encore sûr mais
l’envie est là. Cet atelier existe grâce à la confiance de Christophe
Adriani et Christine Maillet un sacré duo et qui n’a pas peur de l’aventure,
ça fait plaisir ! Voilà, c’est un résumé rapide ........ Improjazz : Est-ce
qu'un disque est prévu ?
C.R : Ce n'est pas impossible. A suivre ...
JCC : Je joue toujours, de temps à autre,
la musique du pays de ma petite enfance: la Battucada Brésilienne. J’ai
besoin de ressentir les basses du surdo. Le rythme, qui “tourne”, c’est
aussi une façon de jouer des sons. J’ai fait pas mal de musique de films,
j'en fait toujours un peu. Je fais aussi de la prise de son pour des documentaires,
ça me permet de travailler mon écoute tous azimuts, et surtout de rencontrer
de gens qui n’ont rien à voir avec le “milieu” de la musique ou du spectacle:
rester une semaine dans une cage d’escalier à Sarcelles, traîner des journées
à un coin de rue d’une favela de Fortaleza, passer plusieurs jour avec
Mussa à Istanbul ou avec Mouss à Toulouse, est-ce que je le ferais facilement
sans cette occasion ? Actuellement, je suis musicien de cirque, chez les
Kazamaroffs.
Improjazz : Tu ne joues pas du tuba ?
JCC : Non, mais j'ai fais dix ans la caisse
claire chez Pinder, c'est une sacrée école de précision et de mise en
place.
Improjazz : Quels sont vos rapports avec
d'autres formes d'art : théâtre, vidéo, cinéma, danse.
KK.R : Nous avons, seuls ou en Kristoff K.Roll,
réalisés des musiques de film, des musiques de théâtre ou pour la danse.
Mais ce qui nous passionne c’est que des gens non musiciens se retrouvent
au milieu des sons. C’est comme cela que Nido danse sur des paroles d’Amadou
Hampâté Ba dans la 4ème variation du “Petit bruit ...” ou sur celles de
Naïma, Rosalie et Tania dans “Des travailleurs de la nuit, ...”,
que Gérard Clarté y jongle et manipule des objets. Le temps, plutôt musical,
est traversé par ces interventions, tissé de ces interventions. La situation
acousmatique joue de la causalité non-vue des sons; dans l’obscurité,
l’auditeur peut imaginer une cause. Dans ces deux pièces (fresques) surgissent
du noir, à certains moments, une proposition “causale” de ces sons, une
cause tout à fait décalée, imaginaire (mouvement des balles, gestes, déplacements
d’objets, ...), totalement différentes des “causalités vrai” du trio à
cordes ou du baryton de Daunik. Ce sont les apparitions, bien réelles,
en chair et en os, de Gérard ou de Nido. Dans la “Danse de la parole”,
Nido porte le son, son corps incarne les voix. A la fin de “Des travailleurs
de la nuit, à l’amie des objets”, Gérard, dans un numéros de music-hall
sonore, après avoir joué du téléphone, du haut-parleur, de la radio, et
du ressort, se laisse emporter par les sons de sa table à manger. Les
corps et les corps sonores parlent, sur différents modes. On a passé beaucoup
de temps à travailler sur ces propositions. On peut voir cela, à certains
moments, comme l’inverse du bruitage de cinéma où, parce qu’il est synchrone
à l’image, un “faux” bruit peut devenir le “vrai” bruit. Mais pour nous,
vrai et faux n’ont pas de sens, et le synchronisme est une notion bien
plus large que la seule coïncidence temporelle. Ensuite, avec d’autres
pratiques, il y a les rencontres improvisées, comme celle, passionnante,
avec Pascal Delhay.
Improjazz : Vous êtes très impliqués dans
la lutte des sans papiers ou d'autres catégories sociales. Dans la pièce
«Les travailleurs de la nuit ou l'amie des objets» on écoute des
bruits de manifs.
KK.R : Oui, il y a effectivement ce “choeur”
de manifestants, on entend aussi le Sub Marcos, sinon, tous les gens qu'on
entend, ce sont des copains, des amis. C’est une expression politique,
une parole politique plutôt libertaire. Mais finalement: qui parle ? C’est
plein de voix (de voies aussi) réunies, il y a une multiplicité des parleurs.
Celui qui parle n’est pas nous. On peut dire: ça parle !
Improjazz : Il y a aussi un morceau qui s'intitule
«Un peu de chimie», est-ce un hommage humoristique aux poseurs de bombes
des années 188O ?
KK.R : C’est la recette du cocktail Molotov
qui est racontée par des copains. En concert cette fresque politique part
de l’exode - exil des anarchistes Espagnols en 39, aux résurgences actuelles
du fascisme. En se baladant dans diverses luttes et formes de luttes.
Dans cette ballade historique, la chimie du cocktail Molotov est effectivement
un flash-back évoquant la “propagande par le fait” des anarchistes de
la fin du siècle dernier. Le mini-CD, par sa durée, est plus éliptique.
C’est une autre histoire qui se déroule.
Improjazz : vivez vous de vos musiques ?
KK.R : Avec les projets Kristoff K.Roll qui
nous tiennent vraiment à coeur, c'est impossible d'en vivre. On se débrouille,
on ne travaille pas à Monoprix, nous avons des activités musicales, sonores
qui à côté nous intéressent. Si on voulait vivre de nos musiques, c'est
carrément impossible.
Improjazz : Il n'y a pas d'éléments dans
l'état actuel des choses qui pourraient faire que ce que vous jouez soit
reconnu à sa juste valeur ?
KK.R :On arrive sur l'inévitable engagement
des musiciens qui défendent ce type de musique. Progressivement tu es
obligé de prendre conscience de tous les maillons qui font que tu ne peux
pas être entendu. Maintenant je considère que ça fait autant partie de
ma vie de musicien-ne de militer dans des organisations que de faire de
la musique et de la faire bien. Les deux doivent se relier. Les militant-es
doivent être conscients que certaines musiques sont des facteurs de fermentation
de la révolution sociale. Il faut que les deux se croisent à un moment
donné. Ce qui n'est pas du tout évident car il y a plein de musicien-nes
qui n'ont pas cette conscience là, et beaucoup de militant-es n'ont pas
non plus conscience que l'art commercial écrase les luttes, ils pensent
que l'art est une anecdote de la révolte. Le croisement des deux, on n'est
pas nombreux à y penser; cela nous passionne et nous prend pas mal d'énergie.
Improjazz : pour vous la musique est partie
intégrante de la lutte des classes ?
KK.R : C'est clair, la musique que l'on fait porte au fond d'elle-même
une autre organisation des sons, et d’autres rapports entre les gens.
Le système capitaliste, lui, a sa musique et aussi ses moyens de propagande
pour la faire écouter. Il met le paquet en promotions. C'est ce système
capitaliste qui détient les ondes, pas les musiciens. Ces ondes, ça nous
lave le goût. A force d'écouter ces débilités à la radio, on perd même
le plaisir d'écouter du son. Si on n’y prend garde, on perd la curiosité
sonore puis la curiosité tout court, c’est comme un lavage de cerveau.
Ces musiquettes nous poursuivent partout, jusque dans les magasins, c’est
donc qu’elles doivent favoriser la vente. Il est de plus en plus difficile
de les éviter. Dans le métro Parisien maintenant il y a la radio (alors
que le son des rames est si merveilleux), il y a bien une justification,
elle a un rôle, elle n’a pas été mise là pour faire plaisir aux gens.
Improjazz : et c'est pas non plus n'importe
quelle musique, c'est du fond sonore.
KK.R : C'est la musique du système, elle
le sert. En fait, elle a l’étiquette “musique”, mais ce n’est pas de la
musique. Les musiques que l’on aiment proposent d’autres aventures . Depuis
trois ans on a participé, au sein de la Confédération National du Travail,
à la mise en place d’un secteur spectacle dans le syndicat de la communication.
Nous cherchons à créer la correspondance entre nos expressions musicales
et cette forme de lutte révolutionnaire. Avec le syndicalisme révolutionnaire
qui n’a rien a voir avec le syndicalisme réformisme, nous luttons dans
le monde du travail, pour une autre organisation du travail, pour une
autre répartition des tâches et des richesses. Comme musicien-nes, nous
sommes des travailleur-es, nous sommes quotidiennement confronté-es à
l’organisation du travail, quand on arrive dans des théâtres, des studios,
des festivals, il y a toute une organisation du travail qui est rarement
réjouissante. Tous les moyens de propagande sont bons. Toutes les tentatives
d’organisation alternative sont précieuses. A nous, dans nos propres projets
de tenter d’autres relations de travail entre les gens. Ces deux points
sont des aspects non vus du public, ils n’ont pas forcément besoin de
l’être, pendant le concert. Mais, notre musique ne cherche pas à être
une musique de propagande (même si certains projets s’en approchent).
Il y a un autre combat, la musique, par sa poésie peut ouvrir d’autre
formes de résistance, de luttes: tous ces sons flirtent avec les imaginaires
du monde; c’est ce dont on essayait de parler quand on parlait de Corazón
road. Pour reprendre Edouard Glissant (il lit): “Renverser la vapeur
poétique, contribuer à changer la mentalité des humanités, abandonner
le “si tu n’es pas comme moi, tu es mon ennemi, si tu n’es pas comme moi,
je suis autorisé à te battre”. Ne pas attendre seulement de l’humanisme,
de la bonté, de la tolérance. C’est une des tâche les plus évidente de
la poésie, de l’art de contribuer peu à peu à faire admettre “inconsciemment”
aux humanités que l’autre n’est pas l’ennemi, que le différent ne m’érode
pas, que si je change à son contact, cela ne veut pas dire que je me dilue
dans lui.”
Improjazz : Pensez-vous que ce type de musique
sorte d'une certaine marginalité un jour et est-ce souhaitable? KK.R
: Si on croit à la révolution sociale, on y croit forcément. Dans un sens,
cette situation marginale la protège de toute forme de compromission,
mais en même temps c'est un reflet de la pression qu’exerce le système
capitaliste sur la libre expression. La musique concrète peut être pratiquée
par beaucoup, c’est un apprentissage ouvert à toutes et tous, elle se
transmet facilement (pas besoin d’études interminables) et nous croyons
que plus les gens prendront conscience qu'ils peuvent s'exprimer, plus
ils seront libres, inventifs dans leur vie et mieux nous vivront tous;
ça c’est sûr, on y croit absolument ! Il est important que cette musique
ait sa place, qu’elle soit diffusée comme n’importe qu’elle autre. Tout
le monde ne va pas aimer, écouter cette musique. Mais, la méconnaissance
actuelle de nos pratiques par le “grand” public est trop délirante! Ces
musiques dites expérimentales ouvrent un espace où tout le monde peut
s’exprimer. Par exemple dans la fanfare de la Touffe tout le monde est
acteur-e et dans “ Le festival de l’eau “ de Camel Zekri et Dominique
Chevauché des musicien-nes, violemment séparé-es par l’économie, se retrouvent
à improviser librement ensemble. Pour les gouvernements et les marchands,
la liberté d’expression est à faire disparaître urgemment ! Dans nos musiques,
chacun cherche, celui qui fait le son et celui qui l’écoute. On ne s'attend
pas à entendre, à vivre la même chose que la dernière fois, il y a un
plaisir lié à la découverte et ce plaisir dérange: est censurée économiquement
l'idée de pouvoir se réunir pour faire autre chose que de regarder le
journal télévisé ou de subir les activités organisées du temps dit libre!
La société autorise le cumul du savoir (c’est un capital !) mais elle
refoule violemment le vouloir - désir que génère un savoir critique car
cela fragilise l’obéissance a-volontaire au pouvoir.
Improjazz : d'autres projets ?
KK.R : «La maison au bord de la D.23»,
c'est à la fois une nouvelle pièce de musique concrète et un nouvel objet
sonore “ métisse”.C’est aussi une nouvelle situation d’écoute. Nous sommes
parti-e-s une semaine à la campagne, nous logions dans une maison, au
bord de la D 23. Dans ce village minuscule tous les jours à la même heure,
nous avons improvisé-enregistré une tranche de vie de 20 minutes durant
laquelle notre action principale est de ralentir très insensiblement -
de vivre. Un couple de micro était installé dans la cuisine et tous les
jours entre 16 heures et 18 heures 30, là où la fréquence automobile est
la même, nous ralentissons, on ne se parle pas et durant cette tranche
de 20 minutes notre écoute bascule car plus nous ralentissons plus notre
écoute s’intensifie et le moindre craquement trouve finalement son espace.
”La maison au bord de la D 23“, c’est simplement une tranche d’écoute
quotidienne où les gestes sont progressivement justifiés par le son et
non plus par leur fonctionnalité. La musique part d’une situation anecdotique:
on se sert un thé et tout en continuant des actions banalissimes (fermer
une porte, ouvrir un placard, traverser un espace, monter un escalier,
déplier une carte routière, .....) l’aspect anecdotique se perd et l’on
entend plus que des sons dont le dessin s’épaissit. L’action de ralentir
a pour effet d’atténuer l’aspect anecdotique, c’est un peu comme si on
passait de la perception d’une nature morte à une toile abstraite, comme
si on passait d’un dessin contour à un aplat de couleur. Le fait d’improviser
chaque jour cette durée intègre un jeu et un temps spécifique: cette musique
est la trace d’un “live”. C’est une musique concrète (tous les objets
d’une maison deviennent instruments) improvisée (jeu entre nous l’extérieur
et les objets) qui pourrait aussi être définie comme un court-métrage
sonore car il y a un aspect dramatique dans le fait de ralentir de vivre
sans parler. Il faut plusieurs écoutes pour percevoir le ralenti et l’effet
qu’il produit sur le contour des sons et ça reste quelque chose d’insensible.....comme
le temps qui passe .
Improjazz : il y a également Mulhouse.
KK.R : Oui, les 23, 24 et 25 août prochain,
nous devions faire 3 variations différentes du «Petit bruit...»
mais finalement on va jouer trois projets différents: la diffusion acousmatique
d’une pièce entièrement fixée, “Corazón road”, la 7ème variation
de “Le petit bruit d’à côté du coeur du monde” qui joue avec Daunik
Lazro, de l’écrit et de l’improvisé et “La pièce”, un groupe de
musique improvisée avec Xavier Charles. Pour continuer sur la créolité:
nous ne ressentons pas de filiation musicale obligée, ses parents musicaux
on les choisit ! On se dirige vers les courants qui nous intéressent.
On peut aller entendre des musiques loin d'où on habite (voyage, CD),
on peut travailler des années avec le voisin. Ici, nous avons cette possibilité
de plonger dans des univers et de choisir ses influences. Contrairement
à certains, on ne défend pas une esthétique monolithique, monochrome,
épurée avec toute la beauté que ça engendre; notre esthétique est ouverte,
impure, comme une langue créole. Par contre on est radicaux sur la défense
de cette pratique comme ferment de la révolte sociale.
Propos
recueillis par Serge PERROT le 28/O1/2OOO Merci à Christine pour son aide
précieuse
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