ENTRETIEN AVEC SERGE PERROT
IMPROJAZZ N°66 - JUIN 2000
http://perso.wanadoo.fr/improjazz/Archives/vision.html

L’oreille acousmatique métisse les sources sonores, qualifie la masse des bruits, propose une nouvelle culture du son, poétise le réel. Elle renvoie dos à dos les codes musicaux, tentant de capter dans la pluralité du monde sonore un langage dont l’abstraction et la souplesse permettent de combiner des objets complexes. D’emblée, elle réunit l’espace et le temps dans son alphabet sonore; elle est l’enfant di XXème siècle. Elle dérange l’écoute traditionnelle, obligeant l’auditeur à se défaire des ses critères “moraux” du sonore. Les pouvoir publics et les médias ne s’y sont pas trompés. Surtout ne faisons rien, ou presque rien pour poétiser ce vécu sonore d’autant plus sordide que l’espace individuel est réduit et saturé par la masse sonore environnante. Il ne s’agit pas de créer un art permettant de mieux subir la pollution sonore; il s’agit de ne jamais louper les rendez-vous que nous donne le réel. Dans son orgueilleuse abstraction, la musique parfois l’oublie. L’oreille acousmatique est une arme poétique et politique qui révolutionne la composition, l’écoute et l’environnement social.
Carole Rieussec - Poétique et politique, août 1993.


Celle-ci (C.R) forme avec Jean Christophe Camps (JCC) les KRISTOFF K. ROLL (KKR), couple à la scène comme à la ville. Fin janvier, plus exactement du 26 au 28, ils étaient aux Instants Chavirés pour un "Fil Rouge" à leurs musiques. Trois soirs de suite, ils ont joué avec Kaffee Mattews, Daunik Lazro et enfin avec Xavier Charles et les italiens d'Ossatura ; ce furent de belles et chaleureuses rencontres, pleines de créativité, poussant cette "poésie sonore" qui leur est si chère à des limites extrêmes. C'est entre deux de ces concerts que nous les avons interviewés. Ils ont, pour Improjazz, parlé de l'approche acousmatique, de leurs "techniques", de leurs espoirs en un avenir meilleur, de leurs luttes. Toute notre discussion fut d'un immense intérêt, jugez-en par vous-mêmes !

Improjazz : KRISTOFF K.ROLL, votre rencontre date de 199O. Comment s'est-elle déroulée ?
KK.R : On s'est rencontré en jouant de la platine tourne-disques dans un septet qui s'appelait les «Arènes du vinyle», cinq venaient plutôt de la musique électroacoustique, une de la performance, et un des arts plastiques. Pendant un certain temps on a joué dans ce groupe, jusqu’à ce que les platines ne fonctionnent plus.


Improjazz : Vous avez étudié l'acousmatique à Lyon.
KK.R : Entre autres, oui, avec Denis Dufour.
Improjazz : Et ça a constitué en quoi ces études, c'est quoi l'étude de l'acousmatique ?
KK.R: C'est apprendre à écouter. Ecouter des objets sonores, des séquences, des sons de l’environnement. Déconnecter son écoute de l’action qui a produit le son. Apprendre à distinguer les sons, à qualifier les sons, en se référant aux critères Schaefferien (grains rugueux, son cannelé, ...). C’est aussi comparer sa propre écoute avec ce que d’autres entendent. En musique, quand on entend quelque chose, c’est que l’on a écouté avec une intention (autre que de chercher à connaître la cause du son), c’est que l’on a sélectionné. Et du point de vu du “faire”, il est intéressant de confronter son intention musicale avec l’écoute qu’en ont les auditeurs, car l’intention musicale n’est pas forcément audible ou n’est pas révélée facilement. C’est donc s’habituer à percevoir des critères dits musicaux, et aussi comprendre un peu le fonctionnement des intentions d’écoute. Et pratiquer tout ça pendant trois ans, faire régulièrement des aller-retours entre sa propre écoute et celle d'un groupe, cela permet de comprendre un peu mieux ce qui se passe. Cette “classe”, c’est un lieu, des conditions, une situation propice à la curiosité, à l’expérimentation. On y apprend rien, on y découvre ses propres fonctionnements d’écoute, et ceux d’un groupe se gens Et puis c’est un moment où: être performant, efficace, réussir, avoir un plan de carrière et autres notions du système capitaliste, n’ont pas de sens. Ces notions ne devraient pas exister dans nos milieux musicaux, malheureusement elles les envahissent malgré tout.
Improjazz : Dans ces études est-ce que l'improvisation tient une place ?
KK.R: Oui, mais pas de façon explicite ! C'est nous qui générons tous les sons (sans référence à une pratique instrumentale traditionnelle) et pour cela on part d'objets usuels: tube, trousseau de clefs, gobelet, carton, tôle ... on explore la matière sonore de ces objets qu'on enregistre: là intervient l’improvisation et le microphone . Le microphone permet de zoomer sur la matière sonore, il donne une “image du son”, et l'objet devient, le moment de l'enregistrement, un instrument avec lequel on improvise une histoire, une séquence sonore. Le champ instrumental se trouve complètement ouvert: il n’y a plus de frontière entre instrument et objet quotidien, c’est une pratique que l’on peut associer à la poétique de Marcel Duchamp. L'écoute crée l'instrument, le musical. Dans ce nouvel univers, le microphone a un rôle fondamental car il permet de capter pleins de détails sonores qui échappe à l'oreille nue, on apprend ainsi à jouer du micro. Il y a interaction entre un objet qu'on explore et un microphone qui le zoom. A l’extrême opposé du zoom, on peut enregistrer le corps sonore de très loin, autant sa réverbération que lui même. Ce sont toujours des “images de sons”. L’acousmatique est un jeu avec des “images de sons”.


Improjazz : Vos rapports avec l'espace semblent avoir une grande importance, même votre façon de disposer les enceintes, les installations, c'est un élément fondamental, d'après ce que j'ai vu hier.
KK.R : On arrive dans un lieu, il faut faire sonner les sons dans la salle (voire faire sonner la salle). Pour cela notre instrument de jeu est un dispositif de haut-parleurs, un acousmonium. Ce sont les H-P qui excitent la caisse de résonance qu’est la salle. “Faire sonner” c’est: comment les sons se placent dans l’espace, quels volumes ils occupent, s’ils sont gros ou petits, où on les place et comment on va les faire bouger. Dans chaque lieu, on cherche des emplacements judicieux (de H-P) qui nous permettrons de jouer avec le volume. Pour nous l’espace n’est pas une anecdote, c’est un critère du son, du musical au même titre que la hauteur, le débit ou le grain. Nous sommes toujours surpris quand, pendant un concert, des gens restent dans un coin à côté d’une seule enceinte, ils passent à côté de quelque chose. Nous utilisons aussi des sources où “l’espace “est fixé à l’avance. Dans ce cas, la place des H-P est pensée avant, dans le studio: c’est la multiphonie. Le “Portrait de Daunik Lazro” est entièrement octophonique (8 Sources indépendantes qui vont dans 8 haut-parleurs), c’est un portrait en volume, plutôt une sculpture. Mais dans d’autre musiques (“Le Petit bruit d’à côté du coeur du monde”, “Des travailleurs de la nuit, à l’amie des objets”), et même en impro, il y a des parties octophoniques au milieu de sources stéréophoniques projetées sur l’acousmonium. Un acousmonium, cela peut être 2 Enceintes, même une. Chaque fois on choisit un dispositif spécifique, il peut être très frontal ou créer une situation d'immersion. Ce soir avec “La Pièce”, il y aura huit H-P, (les “Ossatura” jouerons sur un autre système, indépendant), hier, pour “Le petit bruit...”, il y en avait quatorze. C’était même un peu spécial, car il y avait trois acousmoniums: un de 2 H-P, une fenêtre de paysages sonores, un dispositif de 4 pour les impros et l’ensemble de 12 H-P pour diffuser les bandes. Et puis bien sûr, l’incroyable son acoustique de Daunik, sa façon de “remplir” le lieu. Cela fait donc plusieurs façons de “jouer des espaces” imbriquées les unes dans les autres. Pour apprécier cette “chose sonore”, on peut tourner autour, se déplacer; mais bien souvent le rapport est frontal, c’est ce qu’a imposé le classicisme partout, avec toutes les conséquences désastreuses dans le rapport émetteur/public. Une des innovations de la musique concrète, c‘est qu’elle incite à écouter la musique dans une situation d’immersion, on est “à l’intérieur” de l’objet.
Improjazz : ça remet en cause la cérémonie sociale du concert proprement dit. Aux “Instants” on est dans une salle, mais vous essayez de remettre en cause le placement du public.
KK.R : Ce n’est pas forcément sur ce sujet que l’on est le plus radical. La majorité de nos concerts sont en salle, c’est un lieu isolé des autres sons de l’environnement; il y a un début et une fin, marquées. Néanmoins plein de petites choses s’ajoutent: l’écoute en immersion, dans le noir et sans frontalité dominante. Nos appareils/instruments sont autant dans la salle que sur l’estrade, et nous hier, nous circulions, nous passions de l’un à l’autre. C'est pas un concert où on fait une entrée de scène, avec d'un côté des spécialistes et en face, le public qui écoute. Nous-mêmes on est dans la salle pour avoir la même écoute que tous le monde, c’est une obligation de se placer là, on s’installe tous, là où la réception du son est la meilleure. Et puis, dans ces musiques, les gens qui prennent du plaisir en écoutant sont autant musiciens que ceux qui produisent le son. C’est l’écoute qui crée le musical. Si on n'écoute pas, si on ne sait pas écouter, de toutes façon y’a pas de musique (c’est un peu comme les musiques de danse, si on ne danse pas soi-même, cela peut vite devenir chiant !). Les “Instants Chavirés”, (pour ceux qui ne connaissent pas !) c’est un club, avec un bar. Là se retrouvent beaucoup “d’aficionados”. Hier j’ai ressenti quelque chose de particulier: on était tous ensemble pour faire du son et c’était à nous d’inventer quelque chose, mais c’est très relatif, demain, ce sera à d’autres, et nous serons là aussi. Il y a d’autres projets avec lesquels nous sortons complètement du cadre traditionnel du concert: les “concerts de façades” ou les “têtes trouées d’avion”. Dans le premier cas il s’agit d’animer des façades en jouant comme si nous vivions en faisant sonner la vie, c’est plus proche de la performance que du concert et la limite entre quotidien et art sonore est très floue. Les gens qui passent là se retrouvent au concert comme par hasard. Pour les “têtes trouées d’avions” c’est un projet proche de ce que propose l’atelier topophonique de Sophie Agniel, Thierry Madiot, Théo Jarrier, Hélène Breschand et aussi des projets de la collection “POIL” il s’agit de s’immiscer dans la vie sonore d’un lieu (ici un couloir aérien, celui d’Orly précisément) et de jouer avec cet environnement sonore. Bien sûr que le concert en salle n’est pas le plus adapté pour nous, nous rêvons d’autres façons de faire entendre la musique. Des envies, on n’en manque pas mais les occasions de tenter d’autres situations ne sont pas si nombreuses. Déjà pour “Des travailleurs de la nuit, à l’amie des objets” qui se déroule en trois temps: installation, concert immersion, “concert en rond”, cela a semblé bien compliqué aux “accueillants” éventuels. Le “Portrait de Daunik Lazro” qui a été pensé comme une installation n’a jamais été présenté sous cette forme, pourtant le principe de l’installation sonore n’est pas de la toute dernière nouveauté !


Improjazz : Quelle différence faites vous entre électroacoustique et l'électronique pure ? Kaffee MATTEWS à son ordinateur, elle enregistre des sons. Elle plombe bien d'ailleurs, j'avais eu l'occasion de la voir à Nickelsdorf et plus récemment avec Pita à Nantes. Et les dispositifs ne sont pas les mêmes.
KK.R : Ce n’est pas une définition mais l'électronique ça décrirait des sources électroniques, des sons de synthèse ou très transformées par la synthèse; nous on parle d’électroacoustique, tout simplement parce qu’on utilise des appareils électroacoustiques: consoles, lecteurs CD & K7, micros, échantillonneur, ...; et puis les sons n’existent qu’avec les haut-parleurs. Nos sources sont “mixtes”: il y a des sources électroniques, il y a des séquences de sons originellement acoustiques, mais fixés sur bandes, il y a aussi des sons fixés dans l’échantillonneur, donc avec un autre accès de jeu; il y a également de la transformation en direct et des objets du quotidien qui font du son (des corps sonores ou alors appelons-les objets à sons, car l’objet sonore c’est autre chose). Ces “objets à sons”, on les joue devant le micro. Le micro n’est pas une béquille parce que la salle est trop grande. Le micro fait partie du truc, c’est avec lui qu’on révèle les bruits des objets. Par exemple, avec cette canette de bière on peut faire des choses extraordinaires, avec le micro. Les “dispositifs” ne sont pas les mêmes comme tu dis. Kaffe Mattews par exemple, transforme tout en «live». Elle place des micros dans la salle et hier, elle reprenait également nos sons, et c’est cette matière qu’elle explore avec son ordinateur. Ce qui nous rapproche d'elle c’est que nous traitons aussi beaucoup les sons en direct et que nos sources existent par l’amplification. Notre “dispositif” ressemble plus à un studio qu’à un instrument, nous ne nous sentons pas instrumentistes, ou alors multi-instrumentiste ...........
Improjazz : vous avez aussi des Zither, et c'est quoi cet instrument en bois que tu tournes ?
KK.R : C'est un siège de cinéma, récupéré, il y a quelques années, à la destruction d’un cinéma à Belleville. Improjazz : Quelle est la part de l'écrit, de l'improvisé, du hasard et de la préparation, parce que vous préparez quand même. Comment s'imbrique l'improvisation dans tout cela ?
KK.R : Ca dépend totalement des projets. Si on parle de “La pièce”, récemment édité chez Potlach, la musique de notre trio avec Xavier Charles est improvisée, seul un dispositif spatial est pensé à l’avance: lui joue de l’espace avec trois (ou cinq) microphones qui projettent le son à trois (ou cinq) endroits différents, et nous on utilise (pour la projection du son) un dispositif octophonique. L’espace est un critère supplémentaire de jeu entre nous. Notre première rencontre a eu lieu au festival de Mhère en 1998. Xavier est sans doute un des improvisateurs (avec les improvisateur-es de La Flibuste) qui (en France) joue le plus avec des électroacousticiens, il est passionné par le son (lui même joue avec des haut-parleurs “vibrants”) et du coup il est très a l’aise avec les matières “concrètes” qu’on envoie; ses modes de jeu proviennent souvent de modèles électroniques ou morphologiques, bref c’est simple de jouer ensemble! Hier, avec Daunik, c'était un projet très particulier. Je crois qu'il faut redire, qu’en impro totale, nous n'amenons pas un instrument mais un studio, nous amenons tous ses possibles, on pioche mais tout ne sert pas. Avant de partir faire un concert, on prend dans nos malles quelques corps sonores (pourquoi ceux-là plutôt que d’autres ?), on prend des cassettes de prises de sons, on les cale éventuellement (pourquoi sur ces sons-là ?), c‘est un bout de tout notre studio. Je crois que c’est différent de ce que font Lionel Marchetti et Jérôme Noetinger, par exemple. Pourtant eux aussi transportent des instruments de leurs studios, mais ce qu’ils transportent dans leur valises, c’est un instrument, un instrument électroacoustique, qui est un instrument complexe et multiple, mais qui peut se performer comme un instrument. Marc Pichelin, Jean Pallandre ou Laurent Grappe jouent eux aussi d’instruments du studio. Actuellement chacun invente son dispositif et sa pratique. Les Ossatura, avec lesquels nous allons jouer ce soir avec Xavier, ont chacun une machine-instrument électronique, ce qui est encore une situation différente. Hier, pour cette 7ème variation du “Petit bruit.......”, notre ensemble de possibles était limité : Les sons étaient majoritairement ceux issus du voyage ou des musiques déja faites pour les variations précédentes. Idem pour les corps sonores (calebasse, petit balafon, senza, feuillages, .......). Actuellement, on est peut-être dans une inter-zone: entre l’impro et la musique concrète.
Improjazz : c’est à dire ?
KK.R : On n'est pas dans une logique d'instrumentiste, on est plus proche d’une logique surréaliste du collage où il y a plein de possibles qui sont donnés par les objets, nos sources électroniques, les transformations et traitements. On réagit à ce qui advient à la manière d'un collage; c'est très rare qu'on passe un concert entier avec le grinceur ou l’échantillonneur. C'est un dispositif qui ressemble au studio: enregistrer, mixer, spatialiser, filtrer, ralentir, filtrer à nouveau ........... On joue, il y a des moments instrumentaux mais on n'est pas instrumentistes. Toute notre façon de faire, elle est principalement issue studio. On a appris dans ce fameux conservatoire dont on parlait tout à l’heure que le fait de voir la cause, ça brouille l'écoute. Si l'on fait “sonner” une boite d'oeufs, si l’on cherche a explorer son potentiel sonore, c’est grâce au microphone, et les gestes que nous faisons ne se réfèrent à aucune technique particulière; si l’on est vu cette image crée un imaginaire autre, l’image boite d’oeufs peut occulter ou orienter l’écoute vers autre chose que le son, alors que ”la situation noire”, l’écoute acousmatique, ça permet vraiment de plonger dans le sonore, indépendamment de la cause et sans se demander si il y a de la virtuosité ou .......si ça rame........! Nos gestes par exemple sont très lents. C'est l'anti-performance par excellence ! C'est être à l'écoute de l'objet. Lorsque l'on est dans le studio on a une exploration des corps sonores un petit peu différente que sur scène où le regard du public peut nous faire aller dans un sens «plus instrumentiste» que dans le studio. Sur scène c'est un peu compliqué d'amener des objets qui n'ont pas l'habitude d'être montrés, à moins de jouer derrière un paravent, d'ailleurs on s'est clairement posé la question ............mon premier concert “d’objets” en quartet se passait au trois quart derrière un rideau ! Pour l’instant on montre certaines choses et on en cache d’autres, parce que sinon on ne sort pas des questions du type «mais c’est avec cette boîte que vous êtes arrivés à faire çà ? incroyable !» Mais on s'en fiche, on ne se place pas sur ce terrain.


Improjazz : Les voyages, Afrique, Amérique Centrale ont une grande importance pour vous puisque vous avez fait «Corazón Road» et le «Le petit bruit d'à côté du coeur du monde», pièce en évolution. Vous construisez cette pièce depuis 95, hier vous avez fait la variation 7, jusqu'où ça peut aller ?
KK.R : “Le petit bruit ...”, c'est un travail sur le fantasme, c'est pour cela que ça évolue sans cesse, se transforme depuis le voyage fait en 1994. Chaque concert est une variation. On s'est rendu compte qu'il y avait un puit fantasmatique fou entre le monde européen et le monde africain, on a voulu explorer ce truc là. L'idée était de partir sur quelque chose qui deviendrait de plus en plus fantasmatique, aussi bien au niveau du souvenir qu'au niveau du rendu. L’ensemble de ces variations (”diferencias”) bien sûr, ce n’est pas facile de l’entendre, il faudrait être là à chaque concert, c’est une pièce très éclatée dans le temps. La seconde chose, c'est que c'est vraiment un travail sur les écritures, les expressions du sonore, et leurs juxtapositions et/ou combinaisons. On tente de tramer une matière sonore qui serait constituée, aussi bien d'éléments écrits que d'éléments totalement improvisés, d'éléments plus visuels comme la danse ou le jonglage et les manipulations d’objets que des projections de textes. Et cette matière très hybride est une caractéristique de notre langage: la créolité. On aime travailler sur cet aspect de la langue, tout est en gestation, les musiques se rencontrent, se mêlent; on aime la poésie qui émane de la créolité, on a l'impression d’être sur cette terre là. Dans les variations du “Petit bruit ...” , on a voulu explorer certaines relations entre musique écrite instrumentale, musique fixée sur bande, musique improvisée instrumentale ou électroacoustique, la voix enregistrée d’Amadou Hampâté Ba, des textes de route, des citations, des éléments gestuels: danse, jonglage, manipulation d'objets (lorsque l'on entend un son on peut associer un geste même imaginaire, c’est inquiétant d’en proposer un véritable, un vrai mais tout autre, en quelque sorte un “faux” geste). Tout cela, c'est un travail sur les modes d’écoute: comment on écoute la musique écrite, la musique improvisée, le paysage sonore, la musique sur bande.
Finalement, on est passé de la juxtaposition des sons, à la mises en relation des “écoutes”
. Dans la septième variation - hier soir - tous ces éléments sonores étaient présents, et tout était improvisé, on avait des réservoirs (phonographies, séquences-jeu faites durant le voyage, éléments des variations précédentes ...) Daunik se plaçait évidemment comme improvisateur “farouchement libre”, sans préparation, si ce n'est qu’il a fait toutes les variations précédentes avec nous, donc il a cette connaissance des éléments. On glissait, on superposait des choses, écrites ou improvisées, ça a donné un cheminement particulier. Tous ces types d'écoutes s'imbriquent, donnent une espèce de polyphonie des écoutes: en même temps qu’on entend des choses écrites ou fixées , il y a de l'improvisation instrumentale et électroacoustique, avec des éléments communs, superposés ou en tuilage......... Une expression de l’oralité en ayant connaissance de l’écrit. Pour revenir à ta question, jusqu’où ça peut aller ? ça ?
Improjazz : Dans Corazón Road vous puisez votre inspiration dans un voyage. Les cultures du monde sont vraiment une matière première importante, c'est un parti pris ?
KK.R : C'est vrai que la situation d'écoute en voyage est exceptionnelle, on a une acuité maximale, c'est fascinant de se rendre compte que les codes tombent et qu'on écoute avec intensité des choses parfaitement banales, tout est régénéré. Peut-être même que, parfois, l’acte de prise de sons n’est seulement qu’une aide pour se concentrer dans l’écoute. “Prise de sons” voilà un terme peu adéquat (pas pire que “chasseur de sons”, remarque!), il laisserait croire qu’une fois qu’on est passé, comme on a pris les sons, ils ne sont plus là. En fait c’est une écoute, un moment de concentration dans l’écoute, et d’ailleurs, cette concentration a autant d’importance que le son enregistré lui-même. Pour nous un musicien travaille avant tout son écoute. Plus tard dans des musiques, on trouve des convergences entre tous ce que l’on a écouté, et les climats et morphologies jouées. La pratique quotidienne de la prise de sons induit beaucoup plus que le simple fait de réunir des sons sur des bandes: Écoute, réflexion, relation, association ... Poétiquement, mais aussi socialement et politiquement, c’est très engageant de travailler sur ce genre de matériaux sonore. Le chemin est double, à la fois pour soi, pour le renouvellement de son écoute, mais aussi politiquement, ça ouvre une poétique particulière: qui sont tous ces émetteurs de sons et moi qu’est-ce que je fais ici avec mon microphone, qu’est-ce que dérange, qu’est-ce que j’exprime......? Corazón road dit simplement qu’il y a quelque chose de passionnant dans la rencontre des imaginaires. C’est une musique réalisée en banlieue parisienne mais, c’est un tentative de rapprocher des imaginaires du monde.
Improjazz : Et donc comment vous retravaillez tous ces sons, tous ces bruits; que vous inspire ce que vous avez enregistrés ?
KK.R : On part du son, même si à cause de notre tête, on projette des choses. Pour Corazón Road on a ramené plein de K7, on les a écoutées, réécoutées. Des choses nous interpellent et à partir de là arrive l'envie d'en faire quelque chose; et suivent: choix, montages, mixages, ajouts. Dans Corazón Road chaque paysage sonore, en relation avec notre vécu nous a donné envie de le faire sonner de cette façon là. Il y avait le paysage, l'écoute, puis nous, en souvenir, quel vécu nous avions eu là, à ce moment précis; nous avons créer une sorte d'interférence entre notre vécu et le sonore. C’est une pièce acousmatique, entièrement fixée. Quand nous enregistrons en voyage, on enregistre tous azimuts, parfois on est acteur-es, on fait grincer un portail ou un escalier, d’autres fois on enregistre un orage, ou des gens; on se déplace dans le paysage ou on reste fixe; certaines fois pour aller chercher un son qui nous interpelle, on peut revenir plusieurs fois à l'heure précise pour l'entendre, à l'opposé on peut mettre nos micros à la fenêtre n’importe quand et laisser le temps passer. Ce n’est pas comme pratiquer un instrument où on peut dire “je jouerais de 10 à 18 heures”, les sons nous interpellent quand ils veulent. Il fait être disponible, prêt à entendre. Nous pratiquons la prise de son dans tous ces sens; plus tard dans le studio, ce n'est pas ce que l'on croyait le plus intéressant qui l'est réellement. Et même deux ans après, des sons sur une K7 que l'on avait mis de côté en se disant “ils sont pas terribles !”, et bien justement, un détail nous interpelle et on revient à cette prise.

Improjazz : Le hasard joue un rôle très important dans ce que vous faites.
KK.R : De notre pratique du studio on a intégré l’idée que ce qui n’est pas prévu va peut-être nous emmener dans des directions intéressantes. On peut se tromper de bande en studio. On se dit on va mettre tel son avec tel autre, et puis, vlan ! on se trompe de cassette, ou c'est pas la bonne plage. Mais finalement, les deux sons ensembles, c'est super ! alors il faut sauter sur l'occasion. Pour ne pas laisser passer ces hasards, il faut une concentration “ouverte”, large, prête à admettre un autre possible. On peut aussi dire qu’on laisse parler l’inconscient car les lapsus abondent et........... enrichissent la musique.


Improjazz : Est-ce que vous jouez chacun de votre côté, avec qui, avez-vous des activités en solo ou avec d'autres.
KK.R : Oui, mais principalement ce que nous développons, c'est surtout ensemble. Ce que l'on fait en solo, ça vient nourrir ce que l'on fait tous les deux, et inversement.
CR : J'aime beaucoup les rencontres purement improvisées, chaque nouvelle rencontre crée un nouveau paysage et j’adore cette poésie éphémère, inédite et qui n’attend rien. . Il y a des improvisateur-e-s avec qui la rencontre est un peu plus fréquente, ou va l’être......avec Ninh Lê Quan, avec Martine Altenburger, avec Jérôme Noetinger, avec Pascal Battus et Marc Sens. Avec Catherine Jauniaux, la rencontre qui a été proposée par Emmanuelle Pellegrini et Xavier Charles à DENSITES, va se prolonger par un travail plus approfondi sur des personnages sonores. J’ai toujours pratiqué l’improvisation mais lorsqu’en 1993 on a écouté ce qui se passait à Musique Action, j’ai senti qu’on découvrait là quelque chose d’essentiel, un grand vent du large ! ensuite la relation continue avec Daunik nous a permis de mieux comprendre cette mouvance.
J.C: Il y a des gens avec lesquels nous travaillons souvent, avec qui nous cherchons régulièrement: Daunik dans le cadre du «Petit bruit...», et aussi Gérard Clarté, et Nido (c’est un peu la “Cie du Petit Bruit”). Avec Xavier, c'est un groupe «La Pièce», avec Laurent Grappe aussi, nous avons un trio: “Mécaniciens du désert”. L’impro, je perçois ce monde comme un grand groupe, un gigantesque groupe de rock dans lequel il y a tellement de membres qu’ils ne jouent jamais tous ensembles. Alors pour les concerts, c’est aujourd’hui machin et bidule en duo, mais la semaine suivante cela sera bidule et deux autres, et aussi de suite.
Improjazz : pas de solo absolu en fait ? Vous faites dans les stages scolaires, vous travaillez en dehors ?
CR : J'ai développé, depuis 5 ans un recherche sur la socialité du son dans une ville traversée par les avions à coté de l’aéroport d'Orly, c'est un travail très expérimental qui croise la notion d’observatoire d’une ville la notion d’écoute socio-musicale et d’art brut. L’atelier invite des chercheur-e-s en sciences humaines (Anne Fave, Maria Teixeira, Anne-Julie Rollet ) et des artistes (Francine Vidal, Emmanuel Carquille, Jean-Christophe Camps). Il a peu de moyens mais la continuité du travail sur 5 ans a permis de réfléchir sur les mécanismes de l’appropriation de l’art, sur l’aliénation, sur la surdité, sur l’imprégnation du paysage sonore et sur la création d’objets sonores autoproduits par des gens qui n’ont aucun contact avec le monde artistique. Cette année avec Anne Fave (socianalyste) nous avons imaginé un dispositif destiné à mettre en relation création “brute”, analyse du rapport qu’entretiennent ces personnes à cette création et séance de réflexion collective tentant de mettre en jeu les acteur-e-s de l’atelier (analyse des rapports de pouvoirs ). Étonnant !!! Tous ces éléments: les autoportraits sonores, la réflexion intime et collective coexistent dans une installation: SONOMATON où sont également présentés des portraits chinois vidéo de chacun des participant-e-s (chacun choisit une liste d’objets-couleur-période historique .........mise en temps par Emmanuel Carquille). Parallèlement, nous avons organisé une rencontre improvisée: ”SEPT TETES TROUEES D’AVIONS” où sept improvisateur-e-s sont venu-e-s jouer pendant deux jours sous le couloir aérien dans les rues de la ville (Jean-Luc Guionnet, Li-ping Ting, Thierry Madiot, Dominique Répecaud, Jean Christophe et moi). Pendant deux jours de décembre (pluie, vent !!!) nous avons improvisé autour de cette morphologie que dessine le passage d’un avion. On espère, l’année prochaine pouvoir inviter plus de monde et créer un festival des” têtes trouées d’avions” en intégrant des habitant-e-s de la ville; rien n’est encore sûr mais l’envie est là. Cet atelier existe grâce à la confiance de Christophe Adriani et Christine Maillet un sacré duo et qui n’a pas peur de l’aventure, ça fait plaisir ! Voilà, c’est un résumé rapide ........ Improjazz : Est-ce qu'un disque est prévu ?
C.R : Ce n'est pas impossible. A suivre ...
JCC : Je joue toujours, de temps à autre, la musique du pays de ma petite enfance: la Battucada Brésilienne. J’ai besoin de ressentir les basses du surdo. Le rythme, qui “tourne”, c’est aussi une façon de jouer des sons. J’ai fait pas mal de musique de films, j'en fait toujours un peu. Je fais aussi de la prise de son pour des documentaires, ça me permet de travailler mon écoute tous azimuts, et surtout de rencontrer de gens qui n’ont rien à voir avec le “milieu” de la musique ou du spectacle: rester une semaine dans une cage d’escalier à Sarcelles, traîner des journées à un coin de rue d’une favela de Fortaleza, passer plusieurs jour avec Mussa à Istanbul ou avec Mouss à Toulouse, est-ce que je le ferais facilement sans cette occasion ? Actuellement, je suis musicien de cirque, chez les Kazamaroffs.
Improjazz : Tu ne joues pas du tuba ?
JCC : Non, mais j'ai fais dix ans la caisse claire chez Pinder, c'est une sacrée école de précision et de mise en place.

Improjazz : Quels sont vos rapports avec d'autres formes d'art : théâtre, vidéo, cinéma, danse.
KK.R : Nous avons, seuls ou en Kristoff K.Roll, réalisés des musiques de film, des musiques de théâtre ou pour la danse. Mais ce qui nous passionne c’est que des gens non musiciens se retrouvent au milieu des sons. C’est comme cela que Nido danse sur des paroles d’Amadou Hampâté Ba dans la 4ème variation du “Petit bruit ...” ou sur celles de Naïma, Rosalie et Tania dans “Des travailleurs de la nuit, ...”, que Gérard Clarté y jongle et manipule des objets. Le temps, plutôt musical, est traversé par ces interventions, tissé de ces interventions. La situation acousmatique joue de la causalité non-vue des sons; dans l’obscurité, l’auditeur peut imaginer une cause. Dans ces deux pièces (fresques) surgissent du noir, à certains moments, une proposition “causale” de ces sons, une cause tout à fait décalée, imaginaire (mouvement des balles, gestes, déplacements d’objets, ...), totalement différentes des “causalités vrai” du trio à cordes ou du baryton de Daunik. Ce sont les apparitions, bien réelles, en chair et en os, de Gérard ou de Nido. Dans la “Danse de la parole”, Nido porte le son, son corps incarne les voix. A la fin de “Des travailleurs de la nuit, à l’amie des objets”, Gérard, dans un numéros de music-hall sonore, après avoir joué du téléphone, du haut-parleur, de la radio, et du ressort, se laisse emporter par les sons de sa table à manger. Les corps et les corps sonores parlent, sur différents modes. On a passé beaucoup de temps à travailler sur ces propositions. On peut voir cela, à certains moments, comme l’inverse du bruitage de cinéma où, parce qu’il est synchrone à l’image, un “faux” bruit peut devenir le “vrai” bruit. Mais pour nous, vrai et faux n’ont pas de sens, et le synchronisme est une notion bien plus large que la seule coïncidence temporelle. Ensuite, avec d’autres pratiques, il y a les rencontres improvisées, comme celle, passionnante, avec Pascal Delhay.


Improjazz : Vous êtes très impliqués dans la lutte des sans papiers ou d'autres catégories sociales. Dans la pièce «Les travailleurs de la nuit ou l'amie des objets» on écoute des bruits de manifs.
KK.R : Oui, il y a effectivement ce “choeur” de manifestants, on entend aussi le Sub Marcos, sinon, tous les gens qu'on entend, ce sont des copains, des amis. C’est une expression politique, une parole politique plutôt libertaire. Mais finalement: qui parle ? C’est plein de voix (de voies aussi) réunies, il y a une multiplicité des parleurs. Celui qui parle n’est pas nous. On peut dire: ça parle !
Improjazz : Il y a aussi un morceau qui s'intitule «Un peu de chimie», est-ce un hommage humoristique aux poseurs de bombes des années 188O ?
KK.R : C’est la recette du cocktail Molotov qui est racontée par des copains. En concert cette fresque politique part de l’exode - exil des anarchistes Espagnols en 39, aux résurgences actuelles du fascisme. En se baladant dans diverses luttes et formes de luttes. Dans cette ballade historique, la chimie du cocktail Molotov est effectivement un flash-back évoquant la “propagande par le fait” des anarchistes de la fin du siècle dernier. Le mini-CD, par sa durée, est plus éliptique. C’est une autre histoire qui se déroule.

Improjazz : vivez vous de vos musiques ?
KK.R : Avec les projets Kristoff K.Roll qui nous tiennent vraiment à coeur, c'est impossible d'en vivre. On se débrouille, on ne travaille pas à Monoprix, nous avons des activités musicales, sonores qui à côté nous intéressent. Si on voulait vivre de nos musiques, c'est carrément impossible.
Improjazz : Il n'y a pas d'éléments dans l'état actuel des choses qui pourraient faire que ce que vous jouez soit reconnu à sa juste valeur ?
KK.R :On arrive sur l'inévitable engagement des musiciens qui défendent ce type de musique. Progressivement tu es obligé de prendre conscience de tous les maillons qui font que tu ne peux pas être entendu. Maintenant je considère que ça fait autant partie de ma vie de musicien-ne de militer dans des organisations que de faire de la musique et de la faire bien. Les deux doivent se relier. Les militant-es doivent être conscients que certaines musiques sont des facteurs de fermentation de la révolution sociale. Il faut que les deux se croisent à un moment donné. Ce qui n'est pas du tout évident car il y a plein de musicien-nes qui n'ont pas cette conscience là, et beaucoup de militant-es n'ont pas non plus conscience que l'art commercial écrase les luttes, ils pensent que l'art est une anecdote de la révolte. Le croisement des deux, on n'est pas nombreux à y penser; cela nous passionne et nous prend pas mal d'énergie.
Improjazz : pour vous la musique est partie intégrante de la lutte des classes ?
KK.R : C'est clair, la musique que l'on fait porte au fond d'elle-même une autre organisation des sons, et d’autres rapports entre les gens. Le système capitaliste, lui, a sa musique et aussi ses moyens de propagande pour la faire écouter. Il met le paquet en promotions. C'est ce système capitaliste qui détient les ondes, pas les musiciens. Ces ondes, ça nous lave le goût. A force d'écouter ces débilités à la radio, on perd même le plaisir d'écouter du son. Si on n’y prend garde, on perd la curiosité sonore puis la curiosité tout court, c’est comme un lavage de cerveau. Ces musiquettes nous poursuivent partout, jusque dans les magasins, c’est donc qu’elles doivent favoriser la vente. Il est de plus en plus difficile de les éviter. Dans le métro Parisien maintenant il y a la radio (alors que le son des rames est si merveilleux), il y a bien une justification, elle a un rôle, elle n’a pas été mise là pour faire plaisir aux gens.
Improjazz : et c'est pas non plus n'importe quelle musique, c'est du fond sonore.
KK.R : C'est la musique du système, elle le sert. En fait, elle a l’étiquette “musique”, mais ce n’est pas de la musique. Les musiques que l’on aiment proposent d’autres aventures . Depuis trois ans on a participé, au sein de la Confédération National du Travail, à la mise en place d’un secteur spectacle dans le syndicat de la communication. Nous cherchons à créer la correspondance entre nos expressions musicales et cette forme de lutte révolutionnaire. Avec le syndicalisme révolutionnaire qui n’a rien a voir avec le syndicalisme réformisme, nous luttons dans le monde du travail, pour une autre organisation du travail, pour une autre répartition des tâches et des richesses. Comme musicien-nes, nous sommes des travailleur-es, nous sommes quotidiennement confronté-es à l’organisation du travail, quand on arrive dans des théâtres, des studios, des festivals, il y a toute une organisation du travail qui est rarement réjouissante. Tous les moyens de propagande sont bons. Toutes les tentatives d’organisation alternative sont précieuses. A nous, dans nos propres projets de tenter d’autres relations de travail entre les gens. Ces deux points sont des aspects non vus du public, ils n’ont pas forcément besoin de l’être, pendant le concert. Mais, notre musique ne cherche pas à être une musique de propagande (même si certains projets s’en approchent). Il y a un autre combat, la musique, par sa poésie peut ouvrir d’autre formes de résistance, de luttes: tous ces sons flirtent avec les imaginaires du monde; c’est ce dont on essayait de parler quand on parlait de Corazón road. Pour reprendre Edouard Glissant (il lit): “Renverser la vapeur poétique, contribuer à changer la mentalité des humanités, abandonner le “si tu n’es pas comme moi, tu es mon ennemi, si tu n’es pas comme moi, je suis autorisé à te battre”. Ne pas attendre seulement de l’humanisme, de la bonté, de la tolérance. C’est une des tâche les plus évidente de la poésie, de l’art de contribuer peu à peu à faire admettre “inconsciemment” aux humanités que l’autre n’est pas l’ennemi, que le différent ne m’érode pas, que si je change à son contact, cela ne veut pas dire que je me dilue dans lui.”
Improjazz : Pensez-vous que ce type de musique sorte d'une certaine marginalité un jour et est-ce souhaitable? KK.R : Si on croit à la révolution sociale, on y croit forcément. Dans un sens, cette situation marginale la protège de toute forme de compromission, mais en même temps c'est un reflet de la pression qu’exerce le système capitaliste sur la libre expression. La musique concrète peut être pratiquée par beaucoup, c’est un apprentissage ouvert à toutes et tous, elle se transmet facilement (pas besoin d’études interminables) et nous croyons que plus les gens prendront conscience qu'ils peuvent s'exprimer, plus ils seront libres, inventifs dans leur vie et mieux nous vivront tous; ça c’est sûr, on y croit absolument ! Il est important que cette musique ait sa place, qu’elle soit diffusée comme n’importe qu’elle autre. Tout le monde ne va pas aimer, écouter cette musique. Mais, la méconnaissance actuelle de nos pratiques par le “grand” public est trop délirante! Ces musiques dites expérimentales ouvrent un espace où tout le monde peut s’exprimer. Par exemple dans la fanfare de la Touffe tout le monde est acteur-e et dans “ Le festival de l’eau “ de Camel Zekri et Dominique Chevauché des musicien-nes, violemment séparé-es par l’économie, se retrouvent à improviser librement ensemble. Pour les gouvernements et les marchands, la liberté d’expression est à faire disparaître urgemment ! Dans nos musiques, chacun cherche, celui qui fait le son et celui qui l’écoute. On ne s'attend pas à entendre, à vivre la même chose que la dernière fois, il y a un plaisir lié à la découverte et ce plaisir dérange: est censurée économiquement l'idée de pouvoir se réunir pour faire autre chose que de regarder le journal télévisé ou de subir les activités organisées du temps dit libre! La société autorise le cumul du savoir (c’est un capital !) mais elle refoule violemment le vouloir - désir que génère un savoir critique car cela fragilise l’obéissance a-volontaire au pouvoir.


Improjazz : d'autres projets ?
KK.R : «La maison au bord de la D.23», c'est à la fois une nouvelle pièce de musique concrète et un nouvel objet sonore “ métisse”.C’est aussi une nouvelle situation d’écoute. Nous sommes parti-e-s une semaine à la campagne, nous logions dans une maison, au bord de la D 23. Dans ce village minuscule tous les jours à la même heure, nous avons improvisé-enregistré une tranche de vie de 20 minutes durant laquelle notre action principale est de ralentir très insensiblement - de vivre. Un couple de micro était installé dans la cuisine et tous les jours entre 16 heures et 18 heures 30, là où la fréquence automobile est la même, nous ralentissons, on ne se parle pas et durant cette tranche de 20 minutes notre écoute bascule car plus nous ralentissons plus notre écoute s’intensifie et le moindre craquement trouve finalement son espace. ”La maison au bord de la D 23“, c’est simplement une tranche d’écoute quotidienne où les gestes sont progressivement justifiés par le son et non plus par leur fonctionnalité. La musique part d’une situation anecdotique: on se sert un thé et tout en continuant des actions banalissimes (fermer une porte, ouvrir un placard, traverser un espace, monter un escalier, déplier une carte routière, .....) l’aspect anecdotique se perd et l’on entend plus que des sons dont le dessin s’épaissit. L’action de ralentir a pour effet d’atténuer l’aspect anecdotique, c’est un peu comme si on passait de la perception d’une nature morte à une toile abstraite, comme si on passait d’un dessin contour à un aplat de couleur. Le fait d’improviser chaque jour cette durée intègre un jeu et un temps spécifique: cette musique est la trace d’un “live”. C’est une musique concrète (tous les objets d’une maison deviennent instruments) improvisée (jeu entre nous l’extérieur et les objets) qui pourrait aussi être définie comme un court-métrage sonore car il y a un aspect dramatique dans le fait de ralentir de vivre sans parler. Il faut plusieurs écoutes pour percevoir le ralenti et l’effet qu’il produit sur le contour des sons et ça reste quelque chose d’insensible.....comme le temps qui passe .
Improjazz : il y a également Mulhouse.
KK.R : Oui, les 23, 24 et 25 août prochain, nous devions faire 3 variations différentes du «Petit bruit...» mais finalement on va jouer trois projets différents: la diffusion acousmatique d’une pièce entièrement fixée, “Corazón road”, la 7ème variation de “Le petit bruit d’à côté du coeur du monde” qui joue avec Daunik Lazro, de l’écrit et de l’improvisé et “La pièce”, un groupe de musique improvisée avec Xavier Charles. Pour continuer sur la créolité: nous ne ressentons pas de filiation musicale obligée, ses parents musicaux on les choisit ! On se dirige vers les courants qui nous intéressent. On peut aller entendre des musiques loin d'où on habite (voyage, CD), on peut travailler des années avec le voisin. Ici, nous avons cette possibilité de plonger dans des univers et de choisir ses influences. Contrairement à certains, on ne défend pas une esthétique monolithique, monochrome, épurée avec toute la beauté que ça engendre; notre esthétique est ouverte, impure, comme une langue créole. Par contre on est radicaux sur la défense de cette pratique comme ferment de la révolte sociale.

Propos recueillis par Serge PERROT le 28/O1/2OOO Merci à Christine pour son aide précieuse