Le project electroacoustique de «Corazón Road» vient de sortir
un nouveau titre oú l’Afrique est une présence presque permanente, mais
pas selon l’idée de “world music”. Et oú nous pouvons écouter Daunik
Lazro dans un duo avec… un train.
Rui Eduardo Paes
Le nouveau «Le petit bruit d’à couté du coeur du monde» est un object
étrange. Lá, musique concrète, electroacoustique, composition de chambre
pour cordes et improvisation (Daunik Lazro au saxophone baryton!) se
mêlent sans vouloir se concilier. Simplement, ils coexistent. Et c’est
un trés beau CD double, avec la présence des sons trés spécifiques du
continent africain. Pas la musique, mais les sons du quotidien des gens
et de la nature. Sampling? Pas du tout. Ça serait «casser l’oreille
à l’écoute de la diversité, et laisser la place à “Mickey et ses amis”
comme “art entertainment” unique». Carole Rieussec et Jean-Christophe
Camps, les Kristoff K Roll, nous parlent en une voix sur cette oeuvre,
et plus. Beaucoup plus…
1
– Dans un entretien pour Improjazz, vous avez dit: «Nous ne défendons
pas une esthétique monolithique, monochrome. Notre esthétique est ouverte,
impure, comme une langue créole. Par contre, nous sommes radicaux sur
la défense de cette pratique comme ferment de la révolte sociale.» Pouvez
vous parler un peu plus de ce positionnement qui n’est pas d’ordre uniquement
social, mais aussi, et nécessairement, politique ?
KKR: Le social est le fondement du politique, non ? Ce que nous tentons
d’exprimer est la potentialité de notre pratique à être utilisée par toutes
et tous, ce qui revient à penser qu’une parole “ouverte” - c’est à dire
manipulable (au sens créatif et critique) - est le fondement d’un mouvement
social autogéré. Dés lors qu’on émet des sons, on est l’auteur-e de remous,
de transformations potentielles, de poèmes inédits. Cette potentialité
collective donne au son un caractère inviolable, et dans le même temps
vulnérable.
Il nous semblent que les méthodes consistant à restituer les outils d'analyse
et de création aux acteurs sociaux sont les plus proches du concept social
et politique de l'autogestion, ne limitant pas ce concept à sa seule dimension
économique.
C'est clair, la musique que l'on fait porte au fond d'elle-même une autre
organisation des sons, et d’autres rapports entre les gens. Le système
capitaliste, lui, a sa musique et aussi ses moyens de propagande pour
la faire écouter. Il met le paquet en promotions. C'est ce système capitaliste
qui détient les ondes, pas les musiciens, malheureusement.
2 – L’Amérique Centrale dans «Corazón Road», l’Afrique dans «Le petit
bruit d’à côté du cœur du monde». Des choix aussi politiques ?
KKR: Ces deux régions du monde sont, en dehors du sonore, passionnantes.
Mais on pourrait dire la même chose de chaque recoin de la planète. Pour
le Sénégal, le Mali, la Guinée, ces régions furent des colonies Françaises.
Et notre imaginaire en a été coloré. Ce projet explore divers fantasmes
occidentaux sur l’Afrique (cela croise également des questionnements de
manipulation de l’opinion via ses imaginaires). Inversement les africains
rencontrés nous percevaient à travers des mêmes verres déformants: comment
alors jouer avec ces jeux de projections fantasmatiques ? Qu’est-ce qu’on
peut saisir d’une réalité lorsqu’on est de passage et fortement imprégné
d’une culture ? Quelles traces laisseront les prises de sons ramenés de
ces périples où le hasard fait la loi ? Toutes ces questions et d’autres
posent la question de l’artiste comme observateur-e et comme observé-e
dès lors qu’il ou elle travaille un matériau qui vient “de loin “.
Pour l’Amérique centrale, il s’agit d’un imaginaire plus largement partagé
par les l’ensemble des européens: l’imaginaire de ce nouveau monde. Et
“nouveau” aussi par le mode de lutte, et de projet d’organisation sociale
que proposent les Zapatistes. Ce qui se passe là bas est fondamental,
c’est un magnifique exemple de lutte locale d’envergure internationale,
de quoi réfléchir et se bouger ! “Le politique” intervient surtout dans
notre façon de réaliser les choses. Sans “sous-traiter” des tâches (porter
les enceintes, entretenir le studio, ...) et sans personne pour nous représenter
.
3 – Permettez-moi de faire maintenant un peu « l’avocat du diable» : n’y
a-t-il pas le danger, avec ces citations sonores d’autres cultures, d’être
dans une sorte de «tourisme sonore», par son absence de profondeur, de
vrai liaison avec son objet ? D’une certaine façon, c’est le même problème
que nous trouvons dans le sampling des musiques ethniques dans des créations
musicales occidentales et urbaines. C’est une question politique aussi.
Et il y a le problème du binôme territorialisation/deterritorialisation…
Vous «territorialisez» pour «deterritorialisez» ?
KKR: Il faut faire très attention et être délicat dans la rencontre avec
d’autre cultures - rencontre sonore dans notre cas. Tu parles de “sampling
de musique ethniques”. C’est une dénomination effectivement souvent employée.
Nous la trouvons bien bizarre, et même suspecte. Ce quelle décrit réellement
???
Nous n’écoutons pas tous ce qui est sur disque, bien sûr. Mais, dans ce
que nous avons écouté, jamais, ni l’un, ni l’autre, nous n’avons ressenti
comme une plongée dans un monde d’univers nombreux coexistants. Ce qui,
pourtant, pourrait faire fonctionner notre cerveau de différentes façons,
en même temps. Et serait passionnant. Nous avons entendu des choses où
un micro-extrait de musique traditionnelle était mis en boucle, et jeté
violemment sur une rythmique qui n’avait rien à voir avec son originale
(nb: ce qui ne nie pas la coexistence de sons électroniques, avec des
gestes autres).
Ou parfois: un long passage d’une pratique traditionnelle jetée tout aussi
violemment. Au final: une vague couleur “exotique” compressée, éraflée,
amputée pour rentrer dans le moule dansant - 4/4, ou 2/4 même 1/4. (Alors
qu’il est si agréable de danser sur un rythme cubain, un merengue ou sur
des bruits dans une logique “non mesurée”). Ce n’est pas parce qu’on entend
du sitar sur une pulsation que l’on s’approche de la musique indienne.
Si c’est de cela dont tu veux parler... Nous ne pensons pas avoir le moindre
rapport avec “le sampling des musique ethniques”. C’est certainement,
pour ceux qui pratiquent ce travail, une façon d’entendre le monde, de
rêver le sonore. Elle nous effraie. Ce que nous avons entendu nous a glacé
d’horreur. Il s’agit, non seulement de pillage mais de véritable danger
clinique pour l’oreille. Cela appartient aux méthodes extrêmement efficaces
pour casser l’oreille à l’écoute de la diversité, et laisser la place
à “Mickey et ses amis” comme “art entertainment” unique, et admiré.
Guy Debord dans un célèbre essai expliquait que " l’aliénation du spectateur
au profit de l’objet contemplé s’exprime ainsi : plus il contemple, moins
il vit. " C’est comme après une journée devant la télé, tu peux aller
voir n’importe quelle tableau, tu ne verras rien. Il te faudra trois années
à regarder fixement une pomme de pain, trois heures par jour pour t’en
remettre.
C’est le même lavage de l’écoute que ces produits opèrent. Comment après
avoir entendu cette sauce pour occidentaux fatigués (durée calibrée pour
la radio, son calibré pour H-P de sono, mis sur une rythmique simpliste,
aucune évolution notable dans la tessiture, ...) espérer entendre ensuite,
après son écrasement sur un binaire simplificateur: les merveilles de
la forme, la richesse rythmique ou de l’inventivité du son de l’orchestre,
de la proposition originale.
Comment, plus généralement, apprécier ensuite un orchestre de trompes
Pygmée, le paysage sonore familier au coin de la rue, les inflexions de
la voix de cet inconnu ?
C’est aussi ça le capitalisme. Depuis longtemps, il s’enrichit sur le
dos des non-occidentaux. Il pille les richesses dont il a besoin. Nous
sommes plutôt tenter par l’oeillade poétique, comment rendre compte des
richesses de ces mondes tout en inclinant l’imaginaire vers un axe d’amour
( est-ce le mot ?), comment, jusqu’où se laisser se laisser perturber
?
Dans la musique de Kristoff K.Roll, il y a peu de “citations” musicales
instrumentales, véritables. Notre exploration se fait surtout dans le
domaine des bruits, des voix parlées.
On pourrait nous objecter que comme nous ne hiérarchisons pas la production
sonore entre celle des “musiciens estampillés” et les autres (une glissade
de hautbois faut bien les coups de rabot du menuisier, ou les cris d’une
femme sur le marché à Roseau), on pourrait parler de pillage. Sauf que
nous proposons des constructions, des rencontres, des associations nouvelles
non répertoriées et issues de l’imagination (pour ce qui est du faire)
et en tentant de les projeter le plus loin (pour ce qui est de l’entendre).
En ce sens nous sommes “passeurs”. Passeurs entre les bruits et les oreilles,
en explorant des mises en regards, des agencements inédits, passeurs de
parole de gens qui ne s’expriment habituellement pas dans ce cercle social
et qui, par la projection acousmatique “ monte sur scène”. Dans un article
paru dans “ revue et corrigée”, le numéro 48, nous tentons de parler de
ces “ voix au corps absent “ qui rendent caduques l’appropriation de la
musique par une ou un musicien.
Ces expérimentations pourrait d’ailleurs prendre d’autres formes. Nous
pensons à “Tendre l’oreille”, la conférence/ débat de Vincent Geais. Il
se trouve que l’écoute, pratique fondamentale de notre musique, est comme
en “renaissance” dans un contexte “étrange”. C’est le chavirement de l’écoute
et ses “ complexes “ qui nous fascine. Nous nous sentons proches de certains
militant-es zapatistes qui oscillent entre la lutte locale ici en France
les sans-papiers, la défense des acquis sociaux, les 35 heures ...) et
la lutte dans certaines communautés indigènes, qui, de loin, peut paraître
exotique ( exogène ) mais qui en fait est une juste évaluation de l’internationalisation
des luttes. Chacun a sa mesure, peut en lien, en réseau avec d’autres,
physiquement ou non, vivre ces dimensions, ces pôles militants. Se laisser
flotter, agir, entre vigilance, conscience critique et inconscience collective
qui elle défait certains schémas historiques trop répétitifs en y associant
d’autres mécanismes....... moins résistants ! Notre écoute oscille entre
le local, le quotidien et le lointain. C’est en tous cas le début d’une
réflexion.
- KKR: Tu dis: “Vous «territorialisez» pour «deterritorialisez ?” Peux-tu
préciser ??
- RP: L'idée de ma question est: Kristoff K Roll présente/utilise au niveau
sonore, musical, symbolique, etcetera, un territoire (l'Afrique) pour
mieux le deterritorialiser et vous vous deterritorialisez, par confrontation
(les sons de la nature et du quotidien en Afrique versus les sons musicaux,
électroacoustiques, électroniques d'une pratique musicale culturellement
et historiquement européenne) ? Il me semble que vous prenez le "territoire"
Afrique pour le transformer, et vous-mêmes en conséquence. Je ne sais
pas cela fait quelque sens, mais j'ai l'espoir que oui
- KKR: Si un territoire est crée: c’est un territoire mental - territoire
mêlé aux imaginaires d’autres territoires.
- RP: Encore une précision à propos de territorialisation et deterritorialisation:
Quand on use une certaine tradition musicale (africaine, par exemple)
dans un autre contexte ça peut être désigné un facteur de territorialisation,
mais quand on fait ça, cette tradition est deterritorialisé
- KKR: Compliqué (sur le plan politique)............ ! ?
- RP: Oui, certainement. Et c'est pour ça que j’ai posé la question. Il
y a qui est complètement contraire à toute sorte de "appropriation" des
traditions musicales/sonores "territorialisées" dans une musique d'"avant
garde" (même si c’est une procédure habituelle, du chant biphonique de
Peter Kowald aux éléments ethniques de certaines compositions de Zoviet
France). Kristoff K Roll peut être accusé, dans son usage des sons africains,
de procéder à une "dépossession" des objets sonores africains (ce n’est
pas mon opinion).
- KKR: Mais qu’est-ce qu’un objet sonore culturel ? Pour nous cela désigne
un rapport de la perception et de la nomination, une forme d’appropriation
“politique” qui elle même est fondé sur un appauvrissement. Ce processus
peut sembler proche de l’abstraction mais c’est en apparence seulement.
La question se pose au niveau de l’écoute de ces objets qu’on peut définir
comme n’appartenant pas à un lexique artistique mais à un inconscient
sonore collectif ( une voiture qui passe, un enfant qui crie, un artisan
qui lime, un avion qui décolle...). La plupart des sons qu’on travaille
n’appartiennent pas à un territoire balisé, beaucoup sont ( hélas ?) audibles
sur l’ensemble de notre planète, seuls la densité, l’intensité, et d’autres
paramètres qualifiant certaines technologies varient; c’est à partir de
ce nouveau constat sonore qu’il faut s’interroger. La question nodale
reste celle de l’écoute. Pour nous l’écoute est une pratique libertaire,
c’est une activité profondément militante sans mot d’ordre politique effectivement
répertorié, c’est une invitation lente et progressive à se défaire des
codifications pour risquer une poétisation par le vide du son.
4 – Il me semble que la musique de Kristoff K. Roll est, essentiellement,
un jeu de mémoire (le retour aux mêmes sons captées en Afrique pendant
sept ans dans des situations très différentes – les multiples variations
de «Le petit bruit…» - joue nécessairement avec la mémoire visuelle et
émotionnelle liée à la «mémographie» (une sorte de “data bank de mémoires”)
de ces sons dans les bandes magnétiques).
Dans une compilation d’hommage au cinéaste français Chris Marker, le compositeur
et improvisateur électronique Atau Tanaka a écrit : «Chris Marker is a
sculptor of memory – he can make us reminisce of things we have never
lived, to remember places we have never been. If the future can become
as sentimental as the past, then he has succeeded in manipulating time
to an emotional end. Music can only aspire to become what Marker does
– music is the art of sculpting time, of evoking memory for transitory
sonic moments». C’est un peu ce que Kristoff K. Roll fait, et c’est très
curieux de vérifier, dans ce contexte, la qualité très cinématographique
de votre musique. Ce n’est pas une coïncidence, certainement, que vous
ayez publié un disque dans la collection de Metamkine « Cinéma pour l’oreille»…
Quel commentaire pouvez vous faire à propos de ça ?
KKR: Si tu ressens cela à l’écoute de notre travail, alors nous sommes
vraiment heureux !
La musique, comme le cinéma, est un art du temps. L’espace est un qualificatif,
ou selon l’outil d’analyse utilisé une abscisse. Certains poussent très
loin la fusion entre ces coordonnées (je pense au CD Gaycre de Michel
Doneda, Xavier Charles et Jean Pallandre, aux explorations de M. Feldmann,
et en sens inverse, aux peintres cubistes ).
On peut voir les différents titres de la collection cinéma pour l’oreille
comme différentes propositions de déroulement du temps, avec des musiciens
qui ne revendiquent pas tous un aspect cinématographique, narratif à leur
musique.
La musique joue des rappels et des souvenirs. Des souvenirs dans la durée
de la musique même, mais aussi en dehors de la musique. La musique concrète
jouant de sons issus du réel, elle joue aussi sur les souvenirs de paysages
sonores et les souvenirs de son d’objets quotidiens. Elle nous interpelle
sur notre habitude face à ces bruits.
Kristoff K.Roll joue beaucoup avec des images de sons dont on reconnaît
la source, imagine une cause, décèle des fragments d’histoires. En dehors
des clichés comme: les grillons évoquant la chaleur, les cloches d’église
le petit village tranquille, le crépitement du feu la contemplation mystique;
il est passionnant de se frotter - sonorement - au passage d’un tracteur,
à une soufflerie d’aérateur, un hurlement de chien, à une foule qui revient
d’un feu d’artifice, aux craquements de la porte d’une armoire normande,
... Et de là, bien sûr toutes les écoutes - toutes les façons d’écouter
- doivent être prises en compte. Il n’est pas faux de voir nos musiques
comme des promenades dans des “mémographies”.
5 – Qu’est ce que vous pensez de cette désignation qu’on utilise pour
décrire Kristoff K. Roll : «utopistes concrets» ? Quel est votre « utopie
» ? Etre «entre-deux», entre l’oral et l’écrit ? Faire une musique de
«pluralité culturelle», une musique «créole» ?
KKR: “Créoles” pour ne plus nous voir comme “une unité”. Mais comme des
être aux influences et expériences multiples - l’identité-rhizone en remplacement
de l’identité-unique.
Dans ce contexte, imaginer un production sonore allant dans ce sens est
passionnant.
L’enjeu de la “mondialité” qui n’est pas: ” la mondialisation”. Ces mots
et ces concepts sont employés en référence aux écrivains de la créolités,
et en particulier à Edouard Glissant. .
Cette “utopie” c’est déjà Kristoff K.Roll dont la musique n’est pas l’addition
ni la simple synthèse mais une résultante composite et totalement imprévisible.
Nous sommes deux, avec une écoute, des pratiques extrêmement différentes,
ce que révèlent nos activités solos.
Pour “l’oral et l’écrit”, les deux modes de production du son génèrent
(par leur posture) des sons et des phrasés propres. Cela nous ramène à
la question précédente sur la narration. Nous poursuivons une exploration
narrative dans les domaines de l’oral - en regard du “conte”, et de l’écrit
- en regard du “livre”. Les cheminements de la pensée ne sont pas les
mêmes pour un conteur “oral”, et quelqu’un qui cherche dans l’écriture
sur le papier.
6 – Vous avez dit à Gérard Rouy, de Jazz Magazine : «A une époque où
on croit beaucoup à la technologie et où on se laisse facilement épater,
le fait de détourner des machines, de les poétiser et de leur donner une
autre âme nous semble essentiel.» Comme projet électroacoustique, quel
est votre relation avec les machines ? De subversion de ses possibilités,
comme il semble ? Et quelle technologie ? Je suppose que votre relation
avec l’ordinateur n’est pas très pacifique. J’ai lu dans les textes de
«Le petit bruit…» cette phrase : «L’ordinateur (…) ne laisse pas à la
projection mentale sa directive absolue, il y a toujours le va et le vient
entre le faire et l’entendre.» Et il y a une autre question (je fais l’avocat
du diable encore une fois) : le vieux magnétophone est fondamental dans
votre musique, mais il n’est pas un « instrument » de notre temps. C’est
le même instrument que Pierre Schaeffer et Pierre Henry utilisaient. Ça
veut dire qu’il y n’a pas eu un développement technique/esthétique de
la musique concrète (c’est le même problème qu’avec Jérôme Noetinger,
par exemple) ? C’était le refus de la présente fièvre du digital que vous
a amené au concretisme, musique analogique par excellence ?
KKR: Les appareils que nous utilisons ont été fait pour reproduire le
son “hi-fi”, c’est à dire: “comme si nous y étions”. Comme si il était
possible de vivre la même expérience que celle vécue avec les musiciens
à un rendez-vous fixé ou rituel ? C’est impossible !. L’enregistrement
amène une déformation de l’écoute, et permet d’entendre le son décontextualisé,
différemment.
Dans ce sens-là: Nous ne captons rien “fidèlement”, nous produisons. C’est
dans ce sens que nous utilisons les haut-parleurs (comme induisant une
couleur et des espaces propres), les micros (comme objets avec lesquels
jouer), les magnétophones - qu’il soient à bandes, à cassettes, à disquettes
ou disk dur, analogiques ou numériques, même si suivant les technologies,
notre attitude est différente: ils produisant des objets sonores avec
lesquels jouer. Il y a aussi la console et les effets, ces magnifiques
instruments de magiciens sonores. Et peut importe si la technologie est
numérique ou analogique. Mais nous savons qu’une technique révèle des
possibles et l’autre d’autres. Le numérique est une technologie en plus,
qui s’ajoute et ne remplace pas les autres. Les choses s’ajoutent; ne
se soustraient pas, contrairement à la logique mercantile où le déchet
est une perte et une potentialité substantielle (des objets manufacturés).
Au contact des différentes technologies, nos mains ont vécu et vivent
des vies qui s’empilent et se modifient perpétuellement.
Pour ce qui est du magnétophone à bandes, nous ne le mettons ni en scène,
ni en avant. Si il y a “mise en scène,” c’est celle du son fixé. Le magnétophone
fixe le son, comme le K7, le MD, le multipiste ou l’ordinateur... ou le
gel sur les paroles. Ce que nous retenons principalement des propositions
de Pierre Schaeffer sur la musique concrète: c’est “l’écoute réduite”.
Et le musique concrète n’est pas lié à l’outil/instrument “magnétophone”,
même s’il faut lui reconnaître son rôle historique.
Nous-mêmes, avons travaillé avec des magnétophones à bandes (séparés ou
multipistes), nous continuons de jouer avec. Actuellement, en studio,
nous utilisons plus fréquemment les enregistreurs sur ordinateur. Les
cassettes analogiques ou les mini-disc, les dat font partis de notre quotidien
de travail.
Suivent le montage qui permet de sortir de la logique temporelle instrumentale
(ce qui ne veut pas dire la nier, nombre des ces séquences proviennent
d’un jeu instrumental), la recherche de coïncidences dues au hasard ,
repérables et reproductibles, la multiplicité des attitudes d’écoute,
.... La musique concrète, non ! ce n’est pas le magnétophone. En 1948,
d’ailleurs, il n’existait pas et il fallait enregistrer en gravant sur
un disque.
7 – C’est évident qu’il y a un élément de «théâtralité du son» dans
votre travail. Mais en quelle dimension est important pour vous qu’elle
existe : dans l’improvisation, dans l’écriture, dans la captation des
sons « in situ », dans les relations construits entre eux (par exemple,
quand Daunik Lazro joue avec un train – dans ce cas, ou est le «théâtre»
? Peut-être dans le travail d’association des deux éléments, qu’est toujours
un travail de composition ?) ?
KKR: Les sons avec lesquels nous jouons ne sont pas tous abstraits. Nous
avons même une certaine attirance pour les sons renvoyant à autre chose
que leur sonore propre: cause, même imaginaire, sens, témoignage, ...
Ceci peut s’agencer et dégager une théâtralité sonore. Surtout si on y
adjoint des procédés “culturel” de récit.
Pour le théâtre, tu l’as dis: c’est “un train et Daunik Lazro”. Mais,
quel train et quel son de Daunik ? On peut aussi entendre une rythmique
ternaire et un flux de souffle. Nous cherchons a faire coexister ces deux
(au moins) écoutes possibles. Nous sommes a l’affût de ces illusions auditives
génératrices d’espaces imaginaires.
Notre théâtre sonore a pris différentes formes. Dans Des travailleurs
de la nuit, à l’amie des objets, il s’agissait d’une “mise en temps” du
visuel par le sonore, et d’un questionnement sur les objets producteurs
de sons (radio, téléphone...) et des sons ainsi produits. Cette fresque
politique questionnait les espaces de perception, comment le sens peut
t-il varier selon l’appareil qui le diffuse, du répondeur téléphonique,
au mur de haut-parleur ? L’espace de projection et la théâtralité qui
en émane.
Les variations 3 et 4 du Petit d’à côté du coeur du monde sont aussi des
alchimie de ce théâtre sonore, avec des apparitions visuelles travaillées
comme des émanations du monde sonore. La maison au bord de la D.23 ou
Les Portraits griffonnées de Carole et Catherine Jauniaux sont aussi dans
cette recherche. Il y a aussi les musique de cirque de monsieur Titou
(Jean-Christophe solo) à l’opposé de Escondida de Carole solo.
Souvent, dans nos projet, on s’interroge sur la place (physique) de celui
qui écoute. En effet, dès que l’on quitte la situation d’une projection
sonore de l’instrument sur scène vers un parterre d’auditeurs, il y a
mille situations d’écoute possibles. Le son peut être projeté (d’où vers
où ?) ou simplement être où il est. Nous cherchons alors peut-être à mettre
en scène (sans être dans le théâtre) cette écoute.
Depuis quelques temps, avec Nagrala (Kristoff K.Roll + Laurent Grappe
et Isabelle Bassil), nous expérimentons les formes de diffusion sonore
hors concert: du casque au mur parlant...; de l’écoute intimiste à l’écoute
distraite, de la diffusion minimale à la projection gigantesque. Nagrala
aime le théâtre qui part du son et qui en explore la théâtralité......
interne. Nagrala interroge les espaces intimes et les situations d’écoute
acousmatiques.
Par exemple dans le projet :“ Façade”, nous tentons de relever le tracé
du vécu de ceux qui vivent derrière (cette façade) et nous cherchons par
quel dispositif nous pouvons rendre lisible cette “face de moi” à la foi
intérieure et extérieure. Assez mystérieux et très expérimental ! Chaque
lieu a sa cartographie scénique, on peut vouloir la laisser vibrer ou
la basculer un tout petit peu, nous sommes plutôt de ceux qui aimons jouer,
nous croyons au jeu poétique.
Notre dernier concert de façades étant aux “actes temporaires” à Auriac
du Périgord. Nous étions chez René pour quelque jours, avant et après
le concert. Nous avons joué dans sa cour - qui est surélevé par rapport
aux auditeurs, et sa cave voûtée - de plain-pied et à hauteur du public.
Ce concert, c’était: - Un portrait de René dont la voix enregistrée était
diffusée de temps à autres sur un haut-parleur. - Une acoustique permettant
le mélange de sons acoustiques et de sons amplifiés - Un acousmonium autogéré
- riche dans ses possibles d’espaces. - Des situations acousmatiques et
des situations “à vue” - ainsi que tous les jeux possibles avec cela.
- Un visuel lié au sonore - Le débit du concert lié à nos successions
d’actes sonore et d’actions visuelles. (Le débit serait différent si les
musiciens ne faisaient que du sonore, et des comédiens que du visuel)
- Un lieu, une architecture qui devient un théâtre, une scénographie et
un décor. - Nous vivant le concert en prenant en compte l’amical, le familial
(nos petites filles respectives étaient là).
8 – Vous trouvez qu’il y a vraiment des correspondances entre les pratiques
expérimentales et les traditions orales ? L’expérimentation n’est-elle
pas, par sa propre nature, la négation de toute tradition ? Ça nous amène
à un autre sujet : les paradoxes qui existent dans votre musique. C’est
une conséquence, ou vous avez une «philosophie» du paradoxe, de la contradiction,
dans votre musique ? Vous avez écrit dans le livre de «Un bruit…», par
exemple, que vous avez essayé de «prolonger l’aventure concrète par l’écriture
instrumentale». Prolonger comment ?
KKR: Prolonger par un travail de rebond, il s’agissait d’utiliser des
modèles schaeffariens pour l’écriture instrumentale, tacher de se défaire
d’une projection de “ type” classique pour laisser la matière vivre des
expériences venues d’une autre culture sonore, ici le monde des sons concrets.
Les petites pièces instrumentales sont issues d’improvisation comme on
peut en faire sur des corps sonores, ensuite le travail d’abstraction,
d’écriture, est venu, il a cherché à faire entendre cette liberté. Ces
petites pièces concluent un travail, elles font aussi le constat d’une
aporie ( ?), le texte dans le livret du petit bruit, intitulé “ écrire,
coller, taper” parle de cela... c’est une longue histoire, et là aussi
le début d’une réflexion.
Dans “traditions orales”, il y a “tradition” et “oral”. Les pratiques
expérimentales se rapprochent de l’oral par leur mode de transmission.
Bien sûr cette transmission n’a rien à voir avec une transmission Maître/élève.
La il s’agit plus de rencontre, d’écoute mutuelle, de discussion, de pratiques
collectives. On avance dans ce champ sonore par l’écoute de concert de
disques, la lecture de revues, les discutions passionnelles ou glacées,
les rencontres en concerts, les rencontres en meeting, ces moments de
simple travail que développent, en France: Vu d’un oeuf, la Flibuste,
Le Clou. Pour ce qui est du rapprochement avec “tradition”.
On peut aussi incliner notre “point de vue” sur l’écoute d’une façon à
le rapprocher d’une certaine tradition sonore. Comment ne pas trouver
des similitudes entre les frottements d’une boite qui roule, et certains
phrasés entendu dans des musiques d’ailleurs, dans l’espace et le temps
? L’écoute de certaines frappes de tambour et l’écoute d’un mécanisme
d’horloge en gros plan, à travers un micro. Plus globalement, l’appréhension
de l’histoire des pratiques musicales est très historique et donc continuellement
dépendante de notre vision de l’histoire (qu’elle influence aussi).
Par certains choix d’écoutes, on peut mettre en relation des sons qui
ne devraient pas être ensembles (qui l’a décidé d’ailleurs ?). Cette attitude
ne ressemble en rien à certaines rencontres lucratives provoquées et organisées
par des tourneurs proposant un concert avec un musicien Indien, un Iranien,
un Belge et un Français. Pour nous, c’est par le travail d’écoute (écoute
sans cesse interrogée) que l’on juxtapose des sons. C’est peut-être le
résultat de cela que tu ressens comme un goût pour une “philosophie de
la contradiction”.
Et puis la tradition n’est pas quelque chose de figé. En se sens on pourrait
questionner les souplesses d’adaptation des cultures de l’écrit et de
celles de l’oralité. Nous ne sommes pas surs qu’on puisse définir l’expérimentation
comme la négation de toute tradition, cette définition est celle de l’avant
garde des années 50, elle est datée et ne correspond plus, selon nous,
au positionnement actuel.
Les avant gardes nous ont donné une grande liberté ( par rapport à l’histoire,
et par rapport au matériau) mais elles n’ont pas réfléchi (intensément,
pratiquement) au fait qu’elles reproduisent des schémas élitistes contredisant
notamment le positionnement face au matériau ...à nous de se pencher sur
ces contradictions! Notre “ philosophie du paradoxe” est peut être liés
à notre goût pour l’équilibre précaire, à notre désir de créer une poésie
de l’interstice.
9 – Vous parlez aussi de votre musique comme d’une «poétisation». Pourquoi
?
KKR: Parce que dans l’autre sens du travail du faire: celui de l’écoute,
on espère donner à l’auditeur une nouvelle clé de perception, en tous
cas lui faire découvrir un pan de réel sonore qu’il engendre autant qu’il
“subit”. C’est le bruit des avions, le son de la voisine qui arpente son
appartement, l’aboiement des chiens, le bruit que l’on fait soi même lorsque
l’on parle ect...
Le monde sonore n’est pas un bloc il est plein de qualités, de vacuité,
de tension....la poétisation est une forme d’ouverture à l’étrange familier.
10 – La participation de Daunik Lazro dans les différentes métamorphoses
de «Le petit bruit…» est très curieuse, dans la mesure, aussi, que vous
avez développé, avec lui, le projet «Portrait de Daunik Lazro». Il me
semble qu’il est dans ce « work in progress», aussi, un acteur, et un
acteur de soi même, son propre «personne». C’est une réalité, cette relation
de «Le petit bruit…» ou dans le «Portrait…», ou bien cela se passe seulement
dans mon imagination ?
KKR: Pas “acteur se sa propre personne”, mais “sa propre personne”. Dans
le portrait, on ne l’entend pas uniquement jouer du saxophone, mais aussi:
parler, chez lui, commenter de la musique, rire, parler de ses amis, râler,
prendre le métro, parler dans le train, blaguer, pester, réfléchir, hésiter,
téléphoner, ... Et on entend aussi d’autres musiciens Dans ce portrait,
Daunik Lazro est en compagnie de: Annick Nozati, Carlos Zingaro, Joe Mc
Phee, Evan Parker, Michel Doneda, Ninh le Quan, Dominique Répécaud, François
Dietz, Cathy Labouche, Sakis Papadimitriou, Jean Bolcato, Serge Pey, et
le Big band de grenouilles de Jéricoacoara. Il s’agit de sa pensée, moulinée
avec ses phrasés de saxophone.
La pensée est bien matière lorsqu’elle est émise devant un microphone
qui en capte les méandres. Sons et sens se mêlent très étroitement dans
ce Portrait, c’est une danse de bruits qui tous émanent de la bouche de
Daunik. Est-il “acteur” ? Dans “Le petit bruit..”, il intervient comme
musicien; mais il ne s’agit pas d’un saxophoniste mais du saxophoniste
Daunik Lazro. C’est en fonction de lui que se sont articulée ses interventions,
jusqu’à l’improvisation de la variation 7 où il intervient dans le mode
qu’il préfère. Par ces deux expériences fortes, on peut dire qu’il a sérieusement
compté dans notre embarquement vers certains rivages de l’impro.
Montblanc septembre 2002
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