Nous
sommes à Montreuil (et non Paris comme le prétendent un tas d’incultes
ignorants et arrogants). Un studio enterré à plusieurs mètres dans
le sol. C’est ici (studio Makhno) que part une des résistances musicales
électroacoustiques les plus revendicatives du moment. C’est l’insurrection
permanente chez Jean-Christophe Camps et Carole Rieussec, les KRISTOFF
K.ROLL. Mais cette localisation souterraine ne les empêche pas de
voir et d’écouter le monde qui les entoure. Il en est question dans
leur travail à travers leur vision et conception de ce monde, mais
aussi et surtout dans l’expérience des autres qui ont prêté
leurs paroles. De plus leurs activités touchent à la promotion et
la diffusion des musique électroacoustique et improvisées: émission
“epsilonia” sur Radio Libertaire et organisation de concerts au Vendémiare,
bar associatif à Montreuil. A Musique Action, en mai dernier, ils
présentaient leur nouvelle pièce, “Des travailleurs de la nuit, à
l’amie des objets”, dans une version concert avec de nombreuse exra-musicales;
manipulation d’objets, danse, installation ...
R&C:
“Corazón Road” était un carnet de voyage en Amérique centrale,
“Le petit bruit d’à côté du coeur du monde”, un carnet de voyage
en Afrique de l’ouest. Considérez-vous “Des travailleurs de la nuit,
à l’amie des objets “ également comme un voyage dans le social en
ébullition ?
Les KRISTOFF K.ROLL: Ces deux musiques,
“Corazón Road” et “Le petit bruit d’à côté du coeur
du monde”, empruntent l’idée du récit de voyage, bien que chacune
le fasse avec des formes et des intentions musicales différentes.
Ce qui, peut-être, relie nos différentes musiques, que cela soit “Les
Hey! tu sais quoi...”, les chroniques du “Temps de la mèche”,
cette nouvelle intervention, ou les musiques que l’on peut faire pour
la scène et la rue, c’est sûrement que, parallèlement au plaisir de
jouer sur divers corps sonores dans le studio, et parallèlement à l’excitation
pour l’agencement abstrait de la musique, transparaît nos interrogations
du réel et en particulier du social. Dans “Des travailleurs de la
nuit, à l’amie des objets “, cette lecture politique du monde est
plus marquée - c’est d’ailleurs une fresque politique - mais elle apparaît
aussi dans “Corazón Road” et dans les autres pièces.
Ce n’est pas un carnet de voyage, même en le pensant comme un “Carnet
de voyage au coin de la rue”.
Mais, où que l’on aille, on ramasse des sons en marchant, dans notre
culture ou très loin d’elle; nous sommes dedans et dehors, extérieur
et investi, spectateur et acteur.
R&C: Pour votre nouvelle pièce “Des
travailleurs de la nuit, à l’amie des objets”, comment s’est passé
le travail avec les interventions extérieures à la musique ?
Les KRISTOFF K.ROLL: L’idée de danser sur
la parole est venue doucement: l’écoute du “Trésor de la langue” de
René Lussier, le travail sur les rapports gestes-sons avec Gérard, l’intérêt
pour la danse, le mime, l’écoute quotidienne de timbres de voix dans
le studio, et la rencontre avec Francine Vidal, conteuse, ont fait naître
cette idée.
Ensuite, on a rencontré Nido, danseuse traditionnelle Ruandaise, et
on a cherché ensemble comment articuler ses mouvements sur les paroles
de Tania, Rosalie et Naïma. Elle a d’abord improvisé en fonction du
tempo et du caractère dramatique de chaque voix. Ensuite, on a cherché,
pour soutenir son mouvement, des rythmiques correspondants à ces caractères.
Le travail s’est fait très lentement car aussi bien elle que nous étions
très loin de nos compétences respectives. Parfois, on avait l’impression
qu’elle marchait, qu’elle riait la parole; c’était étonnant. On s’est
inventé tout un vocabulaire. De nouveaux mixage en nouvelles improvisations,
on a crée une petite forme qui s’est ensuite insérée dans “Des travailleurs
de la nuit, à l’amie des objets”.
On va certainement continuer à travailler sur ces danses de la paroles
et peut-être aussi imaginer une variation du “Petit bruit...”
avec elle.
On avait déjà travaillé avec Gérard Clarté pour la troisième variation
du “ Petit bruit d’à côté du coeur du monde”. Nous pensons que
le mouvement des sons, le geste musical, trouve un écho magique dans
les trajectoires des balles, la gestuelle des passes, l’énergie du corps.
Dans cette musique, Gérard est devenu tour à tour l’incarnation du son,
une causalité étrange ou un instantané onirique d’une glissade musicale.
Pour ce nouveau projet, nous avons laissé de côté les balles, bâtons
du diable, cannes et calebasses, pour détourner - sérieusement - de
leur fonctions, des outils de communication: radio (“machine à communiquer”
dit Pierre Schaeffer), téléphone, haut-parleurs, et regarder - humoristiquement
- les intentions d’écoutes. Là aussi, nous apportons des esquisses sonores,
quelques idées; lui réagit et ouvres d’autres voies. Nous improvisons
ensemble avec l’échantillonneur et d’autres dispositifs électroacoustiques,
transformant, ajustant la proposition. Evidemment, dans Kristoff K.Roll,
la pratique partagée de la musique a permis de trouver rapidement une
entente de travail; avec Nido et Gérard, il faut trouver un terrain
commun.
Ni metteur en scène centralisateur, ni bénéficiaires d’un “casting”,
nous cherchons entre l’apprentissage mutuel, le regard extérieur et
le jeu, nos propres possibilités de faire dialoguer des expressions
différentes.
R&C: Comment s’est passé le choix des textes,
des discours dans votre pièce? Pourquoi le choix de la guerre d’Espagne...
Les KRISTOFF K.ROLL: Il n’y a pas de textes,
écrits ou pensés, en amont de la musique; l’attitude est concrète. Bien
sûr, il y a le sens des mots, et le ton sur lequel ils sont dits, mais
nous partons du son des voix - leur timbre, leur accent, leur débit,
leur phrasé, leur nuance. La plupart du temps, c’est un parlé oral qui
est donné à entendre.
Robert, c’est un copain, un jour, au téléphone, il s’emballait dans
une critique virulente du système, on l’a enregistré à son insu; après,
quand il s’est entendu, il s’est trouvé plutôt pas mal. Esteban est
arrivé un jour, désespéré de voir tant de militaires dans le métro Parisien,
on a parlé de ça et de ses souvenirs de la dictature en Argentine et
tout d’un coup, on a décidé d’enregistrer notre discussion. Pour Tania,
c’est nous qui sommes allés chez elle, pour qu’elle nous parle de sa
vie en Russie, puis en Algérie, et enfin de son étrange statut administratif
de “visiteur”, en France; quand on a réellement composé le morceau,
elle est venue dans le studio compléter, préciser sa pensée. Herta,
Francis et Gérard racontent la fabrication du cocktail molotoff, on
les a réunis et on leur a simplement demandé de nous l’expliquer devant
le micro. Les paroles de Naïma et de Rosalie ont été enregistrées au
cours d’un travail socio-electro, sur les femmes immigrées à Villeneuve-le-roi.
Fernando, il a déboulé dans le champ du micro alors que l’on enregistrait
une A.G. La voix du subcomandante Marcos, c’est un extrait de l’enregistrement
de la lecture de la deuxième déclaration de la Realidad. Ensuite, on
a demandé à Derbia, Tania, Inês, Miwako, Amy-Nata, et Nido de la traduire,
en Arabe, Russe, Brésilien, Japonais, Wolof, Kinyaruanda. Il y a aussi
des voix enregistrées à la radio, récupérées ou reprise sur des K7 ou
des vidéos, c’est le cas de certaines femmes qui racontent l’Espagne
en 36, de Bourdieu ou de Viviane Forester. Il y a aussi toutes ces voix
dans la rue, pendant les manifs, ce choeur virulent teinté de voix de
mégaphone. Pour Ababacar Diop ou les Anarchistes Espagnoles de Toulouse,
une autre activité a provoquée ces rencontres, à peu près au même moment
que le passage des mairies de Toulon, Orange, Marignane, au F.Haine.
Voilà pourquoi la guerre d’Espagne; il y a bien sûr le parallèle avec
la situation actuelle, ici, et puis la connaissance de cette formidable
aventure qu’à été l’autogestion à l’échelle d’un pays, en 36, mais le
déclencheur c’est cette rencontre passionnante, passionné et renversante
avec ces gens. Combattant, à vingt ans, contre Franco, combattants,
en France, dans la résistance, ils revoient le processus se remettre
en marche.
Ensuite, c’est pendant le travail avec les sons que les choix se font.
Cette fresque politique, c'est une fresque des "parlés"- intime, discours,
confidence, lecture, texte joué, cris, scansion de slogans, histoires
racontées, fragments de discussions, voix d'archives, paroles du quotidien
- donnés par des amis, des rencontres, des gens publics, des compagnons
d'idées, des inconnus, et enregistrés dans différentes situations, à
leur insu, discrètement, volontairement. Ce sont tous ces gens le Compañeros
Band. C'est une fresque qui questionne: Comment l'anarchie s'exprime,
comment est-elle portée au quotidien, par la voix de gens qui ne se
définissent pas forcément comme tel ?
R&C: Est-ce une manière pour vous de parler
à travers le discours des autres ?
Les KRISTOFF K.ROLL: Oui et non. Oui dans
la mesure où l’on a choisi toutes ces voix par rapport au timbre et
au sens qu’elles portent. Non car, ce que tous ces gens disent, on y
aurait sans doute jamais pensé de la même façon. Chaque voix porte une
critique, une poétique particulière. Dans le studio, on était souvent
fasciné par l’intelligence de ce qui était dit.
Nous avions l’idée de faire une scène concrète où les gens intervenaient
par le son - réunion anarchiste imaginaire ou chacun s’écoute, chacun
livrant sa tactique. Il faut du temps et du monde pour inventer des
stratégies. Le temps d’une parole, c’est important de ne pas le “cutter”,
d’où un certain tempo lent de l’ensemble. Le documentaire “Reprise”
de Hervé le Roux va très loin dans ce sens.
Pour revenir à la question, en fait, on parle avec les gens, mais pas
à travers eux. C’est pour cela qu’on les retrouve comme auteurs dans
le Compañeros Band.
R&C: Par rapport à l’idée de collage qui
se dégage un peu de tout ça, je pensais que vous auriez pu aller encore
plus loin dans cette idée.
Les KRISTOFF K.ROLL: Pour cette pièce,
au départ, il y avait des sons (et pas seulement des voix), enregistrées
dans différentes situations, dans des lieux différents - à l’intérieur,
en studio, à la campagne, dans la rue- parfois très éloignés géographiquement
(Montreuil, Lyon, Bilbao, Villeneuve-le-roi, Paris, Fortaleza, Toulouse,
Toulon, La Realidad, Barcellonnette, Punta Gorda, Arles...), et à des
périodes différentes - certains “tournages sonores” ont été fait il
y a plusieurs années. C’est très différent de “Corazón road”,
par exemple, où tous les sons “générateurs d’idées et de désirs” avaient
été fait durant la période du voyage; bien qu’ensuite nous ayons fait
des séquences, des contrepoints et des orchestrations, en studio. C’est
très différent pour “Les Hey! tu sais quoi...” où chaque miniature s’est
réalisée en une journée; notre volonté était d’explorer l’incidence
d’ ”un” quotidien sur nos gestes multiples ( improvisation sur des corps
sonores et les potentiomètres, jeux avec les micros, avec nos voix...).
Tous ces sons sur bande, à un moment, on les a réunis, comme on réunirait
des objet dans une boite - boite politique à destination libertaire.
Au départ, il n’ont rien en commun, sauf peut-être cette dominante de
la langue Espagnole, et ça c’est déjà de la musique...
L’hétéroclite ne se lie pas forcément par le collage.
Le propre de l’art acousmatique est de réunir des sons qui s’écoutent
avec des intentions différentes - écoute abstraite, écoute pour le son,
écoute référante à un geste, à une histoire, sons connotés culturellement
ou chargés sociologiquement, citations...; cette musique joue du glissement
d’un type d’écoute à un autre. En élargissant cette idée, on tente de
jouer sur le changement de perception. On alterne des moments sonores
et d’autres où sont associé du visuel (souvent vivant); on glisse vers
ce visuel qui émane du sonore. Ecouter, c’est passer de l’écoute dans
le noir à l’apparition, bien réelle d’un geste, d’une danse, la vision
d’un objet qui s’anime, un texte à lire; passer de l’écoute sans en
voir la cause, et tous ces jeux possibles, à l’écoute référantes à une
personne (c’est le cas dans “Le petit bruit...” avec les improvisations
de Daunik Lazro et les trios écrits), bref combiner entre les causes
imaginaires que l’écoute acousmatique suscite, et une proposition d’association
visuel live / sonore fixé, puis enfin replonger dans l’écoute seule.
On joue à associer des perceptions différentes, à composer avec elles:
créer des “cuts” de perception, ou des fondus...
R&C: Comment appréhendez-vous, en concert,
la diffusion pour une pièce comme “Des travailleurs de la nuit, à l’amie
des objets”, où les sons sont surtout des voix ?
Les KRISTOFF K.ROLL: L’orchestre de haut-parleurs
est un élément indispensable; il permet d’éclairer la matière et de
sculpter l’espace. Cette dimension spatiale est déjà inscrite sur la
bande qui sort du studio, mais c’est avec le dispositif de diffusion
qu’elle se révèle dans le lieu du concert. Pour jouer de l’espace d’une
autre façon, on travaille actuellement sur un projet octophonique (8
voies indépendantes), c’est un portrait, plutôt une sculpture sonore
de Daunik Lazro.
Pour “Des travailleurs de la nuit, à l’amie des objets”, on a
défini la place des haut-parleurs dès la composition, elle est liée
à la théâtralité des scènes de voix. De là, sont venues les places de
Nido et celles des différentes apparitions de Gérard. On avait envie
qu’ils semblent sortir des sons. C’est pour cela que les scènes de leurs
interventions sont éclatées dans l’espace, comme un acousmonium visuel.
Comme prolongeant l’élargissement des types de perceptions, on propose
trois situation d’écoute, trois rapports entre l’auditeur et la projection
du son: Un premier moment où l’on écoute debout, en marchant et en allant
à la rencontre de haut-parleurs, c’est une partie plutôt “installation”;
un deuxième moment de situation immergée, les sons entourent l’auditeur;
et un troisième temps avec un orchestre de haut-parleurs différent,
dans un lieu différent où les gens peuvent se voir (disposition en U
autour des projecteurs de sons et jamais le noir total). Cela nous intrigue
les situations différentes d’entrée dans l’écoute, le rapport des sons
projetés avec nous, les écoutant. C’est peut-être ça le “plus loin dans
l’idée de collage” de ta question précédente.
R&C: Cette nouvelle pièce peut-elle connaître
des variations comme “Le petit bruit d’à côté du coeur du monde”
?
Les KRISTOFF K.ROLL: Pour “Le petit bruit
d’à côté du coeur du monde”, on cherche un parallèle entre le principe
de la tradition orale et notre code culturel. A chaque concert, donc
chaque variation, on fait une forme différente, à partir de la même
histoire de base. Cela donne des lectures différentes de l’ensemble.
Les combinatoires d’alternance (ces “cuts de perception”) sont différentes:
une fois l’écriture instrumentale, une autre, des textes projetés à
lire, ou bien les gestes de la jonglerie... , seules les improvisations
de Daunik Lazro sont toujours présentes aux côté de l’écriture acousmatique.
Ses improvisations “totales” ouvrent une autre dimension à la grande
forme. Et puis l’ordre des morceaux sur bandes est changé, on se dit:
”tiens! ce morceau qui était à la fin, si maintenant on le met au début,
comment va-t-on percevoir la suite ?”. En plus, on compose des nouveaux
morceaux pour cette pièce et on se retrouve finalement, un peu dans
la situation d’un tour de chant où les anciens morceaux côtoient les
nouveaux. (Ah! ah!...)
“Des travailleurs de la nuit, à l’amie des objets” aussi, est
une pièce semi-fixée dans le domaine des sons fixés (mais pas figés)
et fatalement, elle évoluera, mais sans le principe de variations. Avec
Gérard Clarté et Nido, il est peut-être possible d’en détacher des formes
courtes, indépendantes. En fait, il s’agirait plutôt de différentes
facettes d’un même projet. Par exemple entre cette intervention de Musique
Action dans laquelle intervient danse et manipulation d’objets, qui
dure une heure trente et le disque de la collection “cinéma pour l’oreille”
de 20 minutes et son écoute spécifique, ça va nous faire faire le grand
écart !
R&C: L’engagement est souvent présent dans
votre musique, comment l’expliquez-vous ?
Les KRISTOFF K.ROLL: Mais comment ne pas
être critique sinon engagé en pratiquant cette musique ? Comment ne
pas être sensible au fait que cette musique a balayé tous les codes
musicaux, qu’elle a instauré une sorte de guérilla esthétique, une révolution
permanente dont l’arme première est l’exigence expérimentale. Il nous
semble que l’attitude concrète implique l’anticonformisme: pas de syntaxe
préétablie, pas de sons dominants, pas de juste pas de faux, pas de
vrai, pas de laid etc.... Merci Pierre Schaeffer !
Tout le monde peut pratiquer cette musique; potentiellement, tout auditeur
peut être auteur; tout est là pour nous faire réfléchir à la façon dont
une société tolère ou non l’acte créatif. L’art est un reflet et une
projection du social; le star système pointe la société capitaliste,
il adule ce moi boursouflé, obèse, qui irrite nos vies et empêche la
société d’accéder à des formes de vie collective où chacun trouve parole
et place librement.
Il se trouve que la musique électro a emprunté certains schémas à l’art
“classique”, dont celui de Compositeur; hasard, impasse de l’histoire
! L’homme qui crée serait seul - inévitablement. Seul devant les sons
et leurs agencements, seul devant le “succès”; pas grand chose à gagner
pourtant dans cette musique - bizarre !
La fin du siècle dernier et ce siècle, avec Marx, Nietzche, Freud, Lacan,
Bourdieu, Debord, Deleuze, ont définitivement ébranlé la définition
du “moi” rationnel. Nous sommes pluriels, constitués de strates, de
couches; l’extérieur aussi bien que l’intérieur nous façonne; nous sommes
souvent traversés plus que traversant. Cette idée de compositeur maîtrisant
(rationalisant) le processus de création me gène beaucoup. D’un point
de vue poétique et politique, la création collective me semble plus
apte à rendre compte de la multiplicité qui nous définit, car elle suscite
l’interractivité des inconscients, des volontés, des imaginaires, des
cultures.
Artistes engagés, ou plutôt curieux, critiques des schémas qui modèlent
l’homme, et surtout amoureux de la dimension révolutionnaire que porte
leur art, parfois malgré eux. On se réfère à Cage, Nono, Amado, Césaire,
au Free jazz, à Dubuffet. Mais ce n’est pas simple; dans une vidéo de
Lisa Berger et Carol Mazer: ”De toda la vida (Des femmes libres dans
la Révolution espagnole)”, une des militantes anarchistes explique qu’après
avoir collectivisé les terres, chacun devait apprendre à rectifier son
vocabulaire: “on ne devait plus dire mes chevaux, mais nos chevaux...
cela demandait un apprentissage”. Nous sommes dans cette réalité d’apprentissage
car nous pensons que l’électro est une expression collective de part
son matériau, sa pratique et sa diffusion
. Il nous semble plus simple, plus sain de penser qu’on est un maillon
d’une chaîne qui résiste au pouvoir dans notre vie quotidienne et dans
notre vie artistique. Manifester contre les lois Debré et faire une
musique sont pour nous des actes complémentaires. Nous sommes des utopistes...
des utopistes concrets !
R&C: Comment vous situez-vous par rapport à cette musique
là justement (la musique électroacoustique) ?
Les KRISTOFF K.ROLL: Je pratiquais la musique
instrumentale depuis un moment et l’univers de la musique classique,
du jazz ou du rock paraissaient ne jamais se relier, alors qu’il s’agit
toujours d’exploration du sonore et d’expression. Quand j’ai commencé
la pratique de la musique concrète, ce qui m’a émerveillé, c’est cette
poésie au carrefour de la musique, du cinéma, de la photo, du théâtre,
de l’écoute de l’environnement sonore, de la sociologie... , cette façon
de penser la musique aussi comme de la peinture ou de la sculpture.
Dans cette activité peuvent exister, ensembles, différentes passions.
Cela m’a rassuré d’être lancé dans cette exploration du geste et du
sonore, interdite pendant l’apprentissage des langages existants. Même
si on ne sait pas si cela mène quelque part, c’est, bien évidemment,
cette exploration, qui est intéressante. J’ai accepté de plonger dans
cet espace de liberté, de nager dans les bruits et d’être instrumentiste
de tout - passion ! C’est merveilleux de découvrir tous ces agencements
de sons que l’on avait laissé de côté. C’est clair, il n’y a pas besoin
de répéter l’aventure des autres pour se lancer dans la sienne, comme
c’est le cas pour la musique contemporaine ou la jazz. En cela, on est
très proche de la free musique.
R&C: Le travail à deux, en pratique, comment
ça se passe ? Y a-t-il une division des tâches ?
Les KRISTOFF K.ROLL : Nous ne sommes pas
dans un cadre de production; nous sommes deux musiciens entourés d’instruments,
comme des instrumentistes dans un local de répétition ( bien que le
studio de composition électroacoustique soit une notion un peu différente.
Un studio électro, c’est en même temps un atelier dont la porte donne
sur l’extérieur: une bibliothèque, la machine à café, un couloir, la
rue... et l’instrument lui-même).
Chacun manipule tous les outils du studio. L’un peut faire une séquence
sur un corp sonores que l’autre enregistre, ou bien nous sommes tous
les deux en train d’improviser, ou alors l’un est sur l’échantillonneur
et l’autre mixe... Il n’y a rien de défini, il y a vraiment deux gestes
inscrits.
Il y a aussi le côté cadavre exquis, avec l’un de nous qui a envie de
dire quelque chose, qui le préforme, passe à l’autre, etc...
R&C: Reconnaît-on la marque de chacun ?
Les KRISTOFF K.ROLL: Par moments seulement.
R&C: Le nom même KRISTOFF K.ROLL n’est-il
pas l’idée aussi de faire une unité.
Les KRISTOFF K.ROLL: Oui, je pense qu’on
est trois à s’exprimer dans Kristoff K.Roll: Kristoff K.Roll, Carole,
et Jean-Christophe. C’est vraiment un groupe, on ne cherche pas à savoir
à qui cela appartient. Ce n’est pas une rencontre.
R&C: Le fait d’avoir des activités différentes,
comme la radio, l’improvisation, l’intervention de rue, l’écriture...
influent sur vos composition sur bandes ?
Les KRISTOFF K.ROLL: Les mondes musicaux
semblent séparés, pourtant aucun de ces mondes ne se substitue à l’autre,
ne les englobe ou ne leur est supérieur; il n’y a même pas de classement.
Tout permet d’appréhender l’expression musicale. Par exemple, je joue
dans une batucada; en plus du plaisir physique que cela me procure,
je me retrouve à pratiquer (même sans en devenir un spécialiste) des
rythmes, codés, avec leur style et leur phrasé particuliers; dans notre
travail de musique concrète, nous n’avons pas grand chose à en faire
de ces rythmes et de ces tourneries, mais la connaissance et la compréhension
de cette pensé du sonore est intéressante à saisir par la pratique,
parce que c’est une pensée du sonore justement. Il est tout aussi intéressant
d’étudier les chants Pygmées (musicalement et, ethnologiquement), ou
de se concentrer sur les bruits du dehors. Pratiquer régulièrement divers
types d’écoutes, chacun avec ses intentions propres, affiner son écoute
“technique” est une activité quotidienne (gammes ?) du musicien électroacoustique.
De même, le fait de jouer, d’animer des potentiomètres, des curseurs
de synthétiseurs, des ustensiles devant les micros (les dits ustensiles
pouvant être des instruments “répertoriés”), cela librement, pour affiner
ses gestes, participe à ce travail quotidien du musicien concret, au
même titre que l’habitude très particulière, spécifique à cette musique,
qui est le passage du son acoustique au son fixé (l’objet sonore) que
l’on peut réécouter. De cette écoute active nait une pensée créatice.
Lorsque j’écris pour instruments, ce qui m’intéresse, c’est d’emprunter
à la musique sur bande “ses vocabulaires” et de les transposer dans
le domaine de la musique instrumentale. La difficulté et le jeu résident
dans l’oubli d’une culture (écrite) afin de ré-entrer dans l’univers
sonore comme si je ne savais rien de son ancienne codification ; j’ai
eu une formation plutôt diagonale, donc c’est possible. Le problème,
c’est que souvent, les instrumentistes s’adressent à l’écrivain (des
sons) comme à un chef, d’où des relations parfois incompatibles avec
la démarche initiale qui cherche, entre autres choses, à sortir d’un
certain rituel et de la hiérarchie qui lui correspond.
Dans l’atelier socio-électro de Villeneuve-le-roi, l’idée est d’écouter
(à deux ou trois) une ville, ses paysages sonores, ses habitants, et
de sensibiliser les gens à la poétique particulière qui les environne,
et à celle dont ils sont eux-mêmes porteurs lorsqu’ils s’expriment .
Si la parole n’est pas toujours d’emblée poétique, il est certain qu’on
peut inciter les gens à écouter le poème qu’ils donnent à entendre sans
s’en rendre compte, c’est à dire, sans connaître ce luxe de l’auto-écoute
que l’on peut considérer comme un signe de “distinction” culturelle.
Les paroles de Rosalie et Naïma, rencontrées dans ce contexte, nous
ont aidé à imaginer cette danse de la parole dont on parlait plus haut.
Il y a donc échange de savoir entre nous. Dans un premier temps, les
sons de ce paysage et les paroles des gens (femmes essentiellement)
sont “utilisés” dans des pièces dont on est encore l’auteur, et dans
un deuxième temps, par le biais de stage de musique, de dialogue, d’écoute
et de prise de conscience de leur poétique, ces mêmes personnes devraient
autogénérer leur culture. Ils ne le feront pas tous et cela demandera
du temps, mais c’est la direction que se donne cet atelier.
L’improvisation, nous la pratiquons secrètement en studio, discrètement
sur scène. Pour nous, c’est une pratique issue de l’éléctro; et plus
nous écoutons de musique improvisée (à Vandoeuvre, aux Instants chavirés,...
) plus nous découvrons des liens avec la musique électro.
Là, il y a certainement influence, attirance.
D’ailleurs dans notre émission électro sur radio libertaire, nous passons
de plus en plus de musique improvisée; idem pour les concerts au bar
associatif “Le Vendemiaire”. La question qu’on se pose est celle de
la traversée des ghettos culturels, et pourquoi ces ghettos ne communiquent-ils
pas ? Nos activités très éclatées peuvent, peut-être, être comprises
sous l’angle du désir de voir se lier, se liguer, des lieux, des gens,
des écritures qui sont dans la même situation de marginalisation, de
révolte et d’incompréhension; du moins ce désir naît-il une fois la
traversée commencée.
Sortir du cadre, promener ses obsessions ou simplement, écouter, dehors
dedans, les chocs, les résonances; plaisir de voir fonctionner et d’agiter
des rouages; possibles des vies.
Pourquoi pas ?
Nota
Bene: Musique concrète, musique électroacoustique, musique
acousmatique sont pour nous des appéllations complémentaires
d'une réalité musiqcale complexe.
Propos recueillis par Jérôme Noetinger
à Musique Action, mai 97
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