ENTRETIEN AVEC Jérôme Noetinger
Revue & Corrigée N°33 - Septembre 97
 

 

Nous sommes à Montreuil (et non Paris comme le prétendent un tas d’incultes ignorants et arrogants). Un studio enterré à plusieurs mètres dans le sol. C’est ici (studio Makhno) que part une des résistances musicales électroacoustiques les plus revendicatives du moment. C’est l’insurrection permanente chez Jean-Christophe Camps et Carole Rieussec, les KRISTOFF K.ROLL. Mais cette localisation souterraine ne les empêche pas de voir et d’écouter le monde qui les entoure. Il en est question dans leur travail à travers leur vision et conception de ce monde, mais aussi et surtout dans l’expérience des autres qui ont prêté leurs paroles. De plus leurs activités touchent à la promotion et la diffusion des musique électroacoustique et improvisées: émission “epsilonia” sur Radio Libertaire et organisation de concerts au Vendémiare, bar associatif à Montreuil. A Musique Action, en mai dernier, ils présentaient leur nouvelle pièce, “Des travailleurs de la nuit, à l’amie des objets”, dans une version concert avec de nombreuse exra-musicales; manipulation d’objets, danse, installation ...

R&C: “Corazón Road” était un carnet de voyage en Amérique centrale, “Le petit bruit d’à côté du coeur du monde”, un carnet de voyage en Afrique de l’ouest. Considérez-vous “Des travailleurs de la nuit, à l’amie des objets “ également comme un voyage dans le social en ébullition ?
Les KRISTOFF K.ROLL: Ces deux musiques, “Corazón Road” et “Le petit bruit d’à côté du coeur du monde”, empruntent l’idée du récit de voyage, bien que chacune le fasse avec des formes et des intentions musicales différentes.
Ce qui, peut-être, relie nos différentes musiques, que cela soit “Les Hey! tu sais quoi...”, les chroniques du “Temps de la mèche”, cette nouvelle intervention, ou les musiques que l’on peut faire pour la scène et la rue, c’est sûrement que, parallèlement au plaisir de jouer sur divers corps sonores dans le studio, et parallèlement à l’excitation pour l’agencement abstrait de la musique, transparaît nos interrogations du réel et en particulier du social. Dans “Des travailleurs de la nuit, à l’amie des objets “, cette lecture politique du monde est plus marquée - c’est d’ailleurs une fresque politique - mais elle apparaît aussi dans “Corazón Road” et dans les autres pièces.
Ce n’est pas un carnet de voyage, même en le pensant comme un “Carnet de voyage au coin de la rue”.
Mais, où que l’on aille, on ramasse des sons en marchant, dans notre culture ou très loin d’elle; nous sommes dedans et dehors, extérieur et investi, spectateur et acteur.

R&C: Pour votre nouvelle pièce “Des travailleurs de la nuit, à l’amie des objets”, comment s’est passé le travail avec les interventions extérieures à la musique ?
Les KRISTOFF K.ROLL: L’idée de danser sur la parole est venue doucement: l’écoute du “Trésor de la langue” de René Lussier, le travail sur les rapports gestes-sons avec Gérard, l’intérêt pour la danse, le mime, l’écoute quotidienne de timbres de voix dans le studio, et la rencontre avec Francine Vidal, conteuse, ont fait naître cette idée.
Ensuite, on a rencontré Nido, danseuse traditionnelle Ruandaise, et on a cherché ensemble comment articuler ses mouvements sur les paroles de Tania, Rosalie et Naïma. Elle a d’abord improvisé en fonction du tempo et du caractère dramatique de chaque voix. Ensuite, on a cherché, pour soutenir son mouvement, des rythmiques correspondants à ces caractères. Le travail s’est fait très lentement car aussi bien elle que nous étions très loin de nos compétences respectives. Parfois, on avait l’impression qu’elle marchait, qu’elle riait la parole; c’était étonnant. On s’est inventé tout un vocabulaire. De nouveaux mixage en nouvelles improvisations, on a crée une petite forme qui s’est ensuite insérée dans “Des travailleurs de la nuit, à l’amie des objets”.
On va certainement continuer à travailler sur ces danses de la paroles et peut-être aussi imaginer une variation du “Petit bruit...” avec elle.
On avait déjà travaillé avec Gérard Clarté pour la troisième variation du “ Petit bruit d’à côté du coeur du monde”. Nous pensons que le mouvement des sons, le geste musical, trouve un écho magique dans les trajectoires des balles, la gestuelle des passes, l’énergie du corps. Dans cette musique, Gérard est devenu tour à tour l’incarnation du son, une causalité étrange ou un instantané onirique d’une glissade musicale. Pour ce nouveau projet, nous avons laissé de côté les balles, bâtons du diable, cannes et calebasses, pour détourner - sérieusement - de leur fonctions, des outils de communication: radio (“machine à communiquer” dit Pierre Schaeffer), téléphone, haut-parleurs, et regarder - humoristiquement - les intentions d’écoutes. Là aussi, nous apportons des esquisses sonores, quelques idées; lui réagit et ouvres d’autres voies. Nous improvisons ensemble avec l’échantillonneur et d’autres dispositifs électroacoustiques, transformant, ajustant la proposition. Evidemment, dans Kristoff K.Roll, la pratique partagée de la musique a permis de trouver rapidement une entente de travail; avec Nido et Gérard, il faut trouver un terrain commun.
Ni metteur en scène centralisateur, ni bénéficiaires d’un “casting”, nous cherchons entre l’apprentissage mutuel, le regard extérieur et le jeu, nos propres possibilités de faire dialoguer des expressions différentes.
R&C: Comment s’est passé le choix des textes, des discours dans votre pièce? Pourquoi le choix de la guerre d’Espagne...
Les KRISTOFF K.ROLL: Il n’y a pas de textes, écrits ou pensés, en amont de la musique; l’attitude est concrète. Bien sûr, il y a le sens des mots, et le ton sur lequel ils sont dits, mais nous partons du son des voix - leur timbre, leur accent, leur débit, leur phrasé, leur nuance. La plupart du temps, c’est un parlé oral qui est donné à entendre.
Robert, c’est un copain, un jour, au téléphone, il s’emballait dans une critique virulente du système, on l’a enregistré à son insu; après, quand il s’est entendu, il s’est trouvé plutôt pas mal. Esteban est arrivé un jour, désespéré de voir tant de militaires dans le métro Parisien, on a parlé de ça et de ses souvenirs de la dictature en Argentine et tout d’un coup, on a décidé d’enregistrer notre discussion. Pour Tania, c’est nous qui sommes allés chez elle, pour qu’elle nous parle de sa vie en Russie, puis en Algérie, et enfin de son étrange statut administratif de “visiteur”, en France; quand on a réellement composé le morceau, elle est venue dans le studio compléter, préciser sa pensée. Herta, Francis et Gérard racontent la fabrication du cocktail molotoff, on les a réunis et on leur a simplement demandé de nous l’expliquer devant le micro. Les paroles de Naïma et de Rosalie ont été enregistrées au cours d’un travail socio-electro, sur les femmes immigrées à Villeneuve-le-roi. Fernando, il a déboulé dans le champ du micro alors que l’on enregistrait une A.G. La voix du subcomandante Marcos, c’est un extrait de l’enregistrement de la lecture de la deuxième déclaration de la Realidad. Ensuite, on a demandé à Derbia, Tania, Inês, Miwako, Amy-Nata, et Nido de la traduire, en Arabe, Russe, Brésilien, Japonais, Wolof, Kinyaruanda. Il y a aussi des voix enregistrées à la radio, récupérées ou reprise sur des K7 ou des vidéos, c’est le cas de certaines femmes qui racontent l’Espagne en 36, de Bourdieu ou de Viviane Forester. Il y a aussi toutes ces voix dans la rue, pendant les manifs, ce choeur virulent teinté de voix de mégaphone. Pour Ababacar Diop ou les Anarchistes Espagnoles de Toulouse, une autre activité a provoquée ces rencontres, à peu près au même moment que le passage des mairies de Toulon, Orange, Marignane, au F.Haine. Voilà pourquoi la guerre d’Espagne; il y a bien sûr le parallèle avec la situation actuelle, ici, et puis la connaissance de cette formidable aventure qu’à été l’autogestion à l’échelle d’un pays, en 36, mais le déclencheur c’est cette rencontre passionnante, passionné et renversante avec ces gens. Combattant, à vingt ans, contre Franco, combattants, en France, dans la résistance, ils revoient le processus se remettre en marche.
Ensuite, c’est pendant le travail avec les sons que les choix se font. Cette fresque politique, c'est une fresque des "parlés"- intime, discours, confidence, lecture, texte joué, cris, scansion de slogans, histoires racontées, fragments de discussions, voix d'archives, paroles du quotidien - donnés par des amis, des rencontres, des gens publics, des compagnons d'idées, des inconnus, et enregistrés dans différentes situations, à leur insu, discrètement, volontairement. Ce sont tous ces gens le Compañeros Band. C'est une fresque qui questionne: Comment l'anarchie s'exprime, comment est-elle portée au quotidien, par la voix de gens qui ne se définissent pas forcément comme tel ?
R&C: Est-ce une manière pour vous de parler à travers le discours des autres ?
Les KRISTOFF K.ROLL: Oui et non. Oui dans la mesure où l’on a choisi toutes ces voix par rapport au timbre et au sens qu’elles portent. Non car, ce que tous ces gens disent, on y aurait sans doute jamais pensé de la même façon. Chaque voix porte une critique, une poétique particulière. Dans le studio, on était souvent fasciné par l’intelligence de ce qui était dit.
Nous avions l’idée de faire une scène concrète où les gens intervenaient par le son - réunion anarchiste imaginaire ou chacun s’écoute, chacun livrant sa tactique. Il faut du temps et du monde pour inventer des stratégies. Le temps d’une parole, c’est important de ne pas le “cutter”, d’où un certain tempo lent de l’ensemble. Le documentaire “Reprise” de Hervé le Roux va très loin dans ce sens.
Pour revenir à la question, en fait, on parle avec les gens, mais pas à travers eux. C’est pour cela qu’on les retrouve comme auteurs dans le Compañeros Band.
R&C: Par rapport à l’idée de collage qui se dégage un peu de tout ça, je pensais que vous auriez pu aller encore plus loin dans cette idée.
Les KRISTOFF K.ROLL: Pour cette pièce, au départ, il y avait des sons (et pas seulement des voix), enregistrées dans différentes situations, dans des lieux différents - à l’intérieur, en studio, à la campagne, dans la rue- parfois très éloignés géographiquement (Montreuil, Lyon, Bilbao, Villeneuve-le-roi, Paris, Fortaleza, Toulouse, Toulon, La Realidad, Barcellonnette, Punta Gorda, Arles...), et à des périodes différentes - certains “tournages sonores” ont été fait il y a plusieurs années. C’est très différent de “Corazón road”, par exemple, où tous les sons “générateurs d’idées et de désirs” avaient été fait durant la période du voyage; bien qu’ensuite nous ayons fait des séquences, des contrepoints et des orchestrations, en studio. C’est très différent pour “Les Hey! tu sais quoi...” où chaque miniature s’est réalisée en une journée; notre volonté était d’explorer l’incidence d’ ”un” quotidien sur nos gestes multiples ( improvisation sur des corps sonores et les potentiomètres, jeux avec les micros, avec nos voix...).
Tous ces sons sur bande, à un moment, on les a réunis, comme on réunirait des objet dans une boite - boite politique à destination libertaire. Au départ, il n’ont rien en commun, sauf peut-être cette dominante de la langue Espagnole, et ça c’est déjà de la musique...
L’hétéroclite ne se lie pas forcément par le collage.
Le propre de l’art acousmatique est de réunir des sons qui s’écoutent avec des intentions différentes - écoute abstraite, écoute pour le son, écoute référante à un geste, à une histoire, sons connotés culturellement ou chargés sociologiquement, citations...; cette musique joue du glissement d’un type d’écoute à un autre. En élargissant cette idée, on tente de jouer sur le changement de perception. On alterne des moments sonores et d’autres où sont associé du visuel (souvent vivant); on glisse vers ce visuel qui émane du sonore. Ecouter, c’est passer de l’écoute dans le noir à l’apparition, bien réelle d’un geste, d’une danse, la vision d’un objet qui s’anime, un texte à lire; passer de l’écoute sans en voir la cause, et tous ces jeux possibles, à l’écoute référantes à une personne (c’est le cas dans “Le petit bruit...” avec les improvisations de Daunik Lazro et les trios écrits), bref combiner entre les causes imaginaires que l’écoute acousmatique suscite, et une proposition d’association visuel live / sonore fixé, puis enfin replonger dans l’écoute seule. On joue à associer des perceptions différentes, à composer avec elles: créer des “cuts” de perception, ou des fondus...
R&C: Comment appréhendez-vous, en concert, la diffusion pour une pièce comme “Des travailleurs de la nuit, à l’amie des objets”, où les sons sont surtout des voix ?
Les KRISTOFF K.ROLL: L’orchestre de haut-parleurs est un élément indispensable; il permet d’éclairer la matière et de sculpter l’espace. Cette dimension spatiale est déjà inscrite sur la bande qui sort du studio, mais c’est avec le dispositif de diffusion qu’elle se révèle dans le lieu du concert. Pour jouer de l’espace d’une autre façon, on travaille actuellement sur un projet octophonique (8 voies indépendantes), c’est un portrait, plutôt une sculpture sonore de Daunik Lazro.
Pour “Des travailleurs de la nuit, à l’amie des objets”, on a défini la place des haut-parleurs dès la composition, elle est liée à la théâtralité des scènes de voix. De là, sont venues les places de Nido et celles des différentes apparitions de Gérard. On avait envie qu’ils semblent sortir des sons. C’est pour cela que les scènes de leurs interventions sont éclatées dans l’espace, comme un acousmonium visuel.
Comme prolongeant l’élargissement des types de perceptions, on propose trois situation d’écoute, trois rapports entre l’auditeur et la projection du son: Un premier moment où l’on écoute debout, en marchant et en allant à la rencontre de haut-parleurs, c’est une partie plutôt “installation”; un deuxième moment de situation immergée, les sons entourent l’auditeur; et un troisième temps avec un orchestre de haut-parleurs différent, dans un lieu différent où les gens peuvent se voir (disposition en U autour des projecteurs de sons et jamais le noir total). Cela nous intrigue les situations différentes d’entrée dans l’écoute, le rapport des sons projetés avec nous, les écoutant. C’est peut-être ça le “plus loin dans l’idée de collage” de ta question précédente.
R&C: Cette nouvelle pièce peut-elle connaître des variations comme “Le petit bruit d’à côté du coeur du monde” ?
Les KRISTOFF K.ROLL: Pour “Le petit bruit d’à côté du coeur du monde”, on cherche un parallèle entre le principe de la tradition orale et notre code culturel. A chaque concert, donc chaque variation, on fait une forme différente, à partir de la même histoire de base. Cela donne des lectures différentes de l’ensemble. Les combinatoires d’alternance (ces “cuts de perception”) sont différentes: une fois l’écriture instrumentale, une autre, des textes projetés à lire, ou bien les gestes de la jonglerie... , seules les improvisations de Daunik Lazro sont toujours présentes aux côté de l’écriture acousmatique. Ses improvisations “totales” ouvrent une autre dimension à la grande forme. Et puis l’ordre des morceaux sur bandes est changé, on se dit: ”tiens! ce morceau qui était à la fin, si maintenant on le met au début, comment va-t-on percevoir la suite ?”. En plus, on compose des nouveaux morceaux pour cette pièce et on se retrouve finalement, un peu dans la situation d’un tour de chant où les anciens morceaux côtoient les nouveaux. (Ah! ah!...)
Des travailleurs de la nuit, à l’amie des objets” aussi, est une pièce semi-fixée dans le domaine des sons fixés (mais pas figés) et fatalement, elle évoluera, mais sans le principe de variations. Avec Gérard Clarté et Nido, il est peut-être possible d’en détacher des formes courtes, indépendantes. En fait, il s’agirait plutôt de différentes facettes d’un même projet. Par exemple entre cette intervention de Musique Action dans laquelle intervient danse et manipulation d’objets, qui dure une heure trente et le disque de la collection “cinéma pour l’oreille” de 20 minutes et son écoute spécifique, ça va nous faire faire le grand écart !
R&C: L’engagement est souvent présent dans votre musique, comment l’expliquez-vous ?
Les KRISTOFF K.ROLL: Mais comment ne pas être critique sinon engagé en pratiquant cette musique ? Comment ne pas être sensible au fait que cette musique a balayé tous les codes musicaux, qu’elle a instauré une sorte de guérilla esthétique, une révolution permanente dont l’arme première est l’exigence expérimentale. Il nous semble que l’attitude concrète implique l’anticonformisme: pas de syntaxe préétablie, pas de sons dominants, pas de juste pas de faux, pas de vrai, pas de laid etc.... Merci Pierre Schaeffer !
Tout le monde peut pratiquer cette musique; potentiellement, tout auditeur peut être auteur; tout est là pour nous faire réfléchir à la façon dont une société tolère ou non l’acte créatif. L’art est un reflet et une projection du social; le star système pointe la société capitaliste, il adule ce moi boursouflé, obèse, qui irrite nos vies et empêche la société d’accéder à des formes de vie collective où chacun trouve parole et place librement.
Il se trouve que la musique électro a emprunté certains schémas à l’art “classique”, dont celui de Compositeur; hasard, impasse de l’histoire ! L’homme qui crée serait seul - inévitablement. Seul devant les sons et leurs agencements, seul devant le “succès”; pas grand chose à gagner pourtant dans cette musique - bizarre !
La fin du siècle dernier et ce siècle, avec Marx, Nietzche, Freud, Lacan, Bourdieu, Debord, Deleuze, ont définitivement ébranlé la définition du “moi” rationnel. Nous sommes pluriels, constitués de strates, de couches; l’extérieur aussi bien que l’intérieur nous façonne; nous sommes souvent traversés plus que traversant. Cette idée de compositeur maîtrisant (rationalisant) le processus de création me gène beaucoup. D’un point de vue poétique et politique, la création collective me semble plus apte à rendre compte de la multiplicité qui nous définit, car elle suscite l’interractivité des inconscients, des volontés, des imaginaires, des cultures.
Artistes engagés, ou plutôt curieux, critiques des schémas qui modèlent l’homme, et surtout amoureux de la dimension révolutionnaire que porte leur art, parfois malgré eux. On se réfère à Cage, Nono, Amado, Césaire, au Free jazz, à Dubuffet. Mais ce n’est pas simple; dans une vidéo de Lisa Berger et Carol Mazer: ”De toda la vida (Des femmes libres dans la Révolution espagnole)”, une des militantes anarchistes explique qu’après avoir collectivisé les terres, chacun devait apprendre à rectifier son vocabulaire: “on ne devait plus dire mes chevaux, mais nos chevaux... cela demandait un apprentissage”. Nous sommes dans cette réalité d’apprentissage car nous pensons que l’électro est une expression collective de part son matériau, sa pratique et sa diffusion
. Il nous semble plus simple, plus sain de penser qu’on est un maillon d’une chaîne qui résiste au pouvoir dans notre vie quotidienne et dans notre vie artistique. Manifester contre les lois Debré et faire une musique sont pour nous des actes complémentaires. Nous sommes des utopistes... des utopistes concrets !
R&C
: Comment vous situez-vous par rapport à cette musique là justement (la musique électroacoustique) ?
Les KRISTOFF K.ROLL: Je pratiquais la musique instrumentale depuis un moment et l’univers de la musique classique, du jazz ou du rock paraissaient ne jamais se relier, alors qu’il s’agit toujours d’exploration du sonore et d’expression. Quand j’ai commencé la pratique de la musique concrète, ce qui m’a émerveillé, c’est cette poésie au carrefour de la musique, du cinéma, de la photo, du théâtre, de l’écoute de l’environnement sonore, de la sociologie... , cette façon de penser la musique aussi comme de la peinture ou de la sculpture. Dans cette activité peuvent exister, ensembles, différentes passions.
Cela m’a rassuré d’être lancé dans cette exploration du geste et du sonore, interdite pendant l’apprentissage des langages existants. Même si on ne sait pas si cela mène quelque part, c’est, bien évidemment, cette exploration, qui est intéressante. J’ai accepté de plonger dans cet espace de liberté, de nager dans les bruits et d’être instrumentiste de tout - passion ! C’est merveilleux de découvrir tous ces agencements de sons que l’on avait laissé de côté. C’est clair, il n’y a pas besoin de répéter l’aventure des autres pour se lancer dans la sienne, comme c’est le cas pour la musique contemporaine ou la jazz. En cela, on est très proche de la free musique.
R&C: Le travail à deux, en pratique, comment ça se passe ? Y a-t-il une division des tâches ?
Les KRISTOFF K.ROLL : Nous ne sommes pas dans un cadre de production; nous sommes deux musiciens entourés d’instruments, comme des instrumentistes dans un local de répétition ( bien que le studio de composition électroacoustique soit une notion un peu différente. Un studio électro, c’est en même temps un atelier dont la porte donne sur l’extérieur: une bibliothèque, la machine à café, un couloir, la rue... et l’instrument lui-même).
Chacun manipule tous les outils du studio. L’un peut faire une séquence sur un corp sonores que l’autre enregistre, ou bien nous sommes tous les deux en train d’improviser, ou alors l’un est sur l’échantillonneur et l’autre mixe... Il n’y a rien de défini, il y a vraiment deux gestes inscrits.
Il y a aussi le côté cadavre exquis, avec l’un de nous qui a envie de dire quelque chose, qui le préforme, passe à l’autre, etc...
R&C: Reconnaît-on la marque de chacun ?
Les KRISTOFF K.ROLL: Par moments seulement.
R&C: Le nom même KRISTOFF K.ROLL n’est-il pas l’idée aussi de faire une unité.
Les KRISTOFF K.ROLL: Oui, je pense qu’on est trois à s’exprimer dans Kristoff K.Roll: Kristoff K.Roll, Carole, et Jean-Christophe. C’est vraiment un groupe, on ne cherche pas à savoir à qui cela appartient. Ce n’est pas une rencontre.
R&C: Le fait d’avoir des activités différentes, comme la radio, l’improvisation, l’intervention de rue, l’écriture... influent sur vos composition sur bandes ?
Les KRISTOFF K.ROLL: Les mondes musicaux semblent séparés, pourtant aucun de ces mondes ne se substitue à l’autre, ne les englobe ou ne leur est supérieur; il n’y a même pas de classement. Tout permet d’appréhender l’expression musicale. Par exemple, je joue dans une batucada; en plus du plaisir physique que cela me procure, je me retrouve à pratiquer (même sans en devenir un spécialiste) des rythmes, codés, avec leur style et leur phrasé particuliers; dans notre travail de musique concrète, nous n’avons pas grand chose à en faire de ces rythmes et de ces tourneries, mais la connaissance et la compréhension de cette pensé du sonore est intéressante à saisir par la pratique, parce que c’est une pensée du sonore justement. Il est tout aussi intéressant d’étudier les chants Pygmées (musicalement et, ethnologiquement), ou de se concentrer sur les bruits du dehors. Pratiquer régulièrement divers types d’écoutes, chacun avec ses intentions propres, affiner son écoute “technique” est une activité quotidienne (gammes ?) du musicien électroacoustique. De même, le fait de jouer, d’animer des potentiomètres, des curseurs de synthétiseurs, des ustensiles devant les micros (les dits ustensiles pouvant être des instruments “répertoriés”), cela librement, pour affiner ses gestes, participe à ce travail quotidien du musicien concret, au même titre que l’habitude très particulière, spécifique à cette musique, qui est le passage du son acoustique au son fixé (l’objet sonore) que l’on peut réécouter. De cette écoute active nait une pensée créatice.
Lorsque j’écris pour instruments, ce qui m’intéresse, c’est d’emprunter à la musique sur bande “ses vocabulaires” et de les transposer dans le domaine de la musique instrumentale. La difficulté et le jeu résident dans l’oubli d’une culture (écrite) afin de ré-entrer dans l’univers sonore comme si je ne savais rien de son ancienne codification ; j’ai eu une formation plutôt diagonale, donc c’est possible. Le problème, c’est que souvent, les instrumentistes s’adressent à l’écrivain (des sons) comme à un chef, d’où des relations parfois incompatibles avec la démarche initiale qui cherche, entre autres choses, à sortir d’un certain rituel et de la hiérarchie qui lui correspond.
Dans l’atelier socio-électro de Villeneuve-le-roi, l’idée est d’écouter (à deux ou trois) une ville, ses paysages sonores, ses habitants, et de sensibiliser les gens à la poétique particulière qui les environne, et à celle dont ils sont eux-mêmes porteurs lorsqu’ils s’expriment .
Si la parole n’est pas toujours d’emblée poétique, il est certain qu’on peut inciter les gens à écouter le poème qu’ils donnent à entendre sans s’en rendre compte, c’est à dire, sans connaître ce luxe de l’auto-écoute que l’on peut considérer comme un signe de “distinction” culturelle. Les paroles de Rosalie et Naïma, rencontrées dans ce contexte, nous ont aidé à imaginer cette danse de la parole dont on parlait plus haut. Il y a donc échange de savoir entre nous. Dans un premier temps, les sons de ce paysage et les paroles des gens (femmes essentiellement) sont “utilisés” dans des pièces dont on est encore l’auteur, et dans un deuxième temps, par le biais de stage de musique, de dialogue, d’écoute et de prise de conscience de leur poétique, ces mêmes personnes devraient autogénérer leur culture. Ils ne le feront pas tous et cela demandera du temps, mais c’est la direction que se donne cet atelier.
L’improvisation, nous la pratiquons secrètement en studio, discrètement sur scène. Pour nous, c’est une pratique issue de l’éléctro; et plus nous écoutons de musique improvisée (à Vandoeuvre, aux Instants chavirés,... ) plus nous découvrons des liens avec la musique électro.
Là, il y a certainement influence, attirance.
D’ailleurs dans notre émission électro sur radio libertaire, nous passons de plus en plus de musique improvisée; idem pour les concerts au bar associatif “Le Vendemiaire”. La question qu’on se pose est celle de la traversée des ghettos culturels, et pourquoi ces ghettos ne communiquent-ils pas ? Nos activités très éclatées peuvent, peut-être, être comprises sous l’angle du désir de voir se lier, se liguer, des lieux, des gens, des écritures qui sont dans la même situation de marginalisation, de révolte et d’incompréhension; du moins ce désir naît-il une fois la traversée commencée.
Sortir du cadre, promener ses obsessions ou simplement, écouter, dehors dedans, les chocs, les résonances; plaisir de voir fonctionner et d’agiter des rouages; possibles des vies.
Pourquoi pas ?

Nota Bene: Musique concrète, musique électroacoustique, musique acousmatique sont pour nous des appéllations complémentaires d'une réalité musiqcale complexe.

Propos recueillis par Jérôme Noetinger
à Musique Action, mai 97

 
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