DU CACHÉ EN JEU
Notes de Véracruz
Paru dans "Revue &Corrigé" N°48 - Juin 2001
 



Le jeu caché
Rien n’est plus fascinant que d’écouter sonner un objet en cherchant ses points sonores sensibles, en inventant les gestes qui s’adaptent à sa forme (gros, épars, circulaire, ondulé.....) et à ses timbres. Personne ne me voit, je suis accroupie devant ce tas de brindilles, elles mêmes disposées sur une bâche plastique qui percute mollement les extrémités des feuilles. J’ai mis le microphone près du sol, je malaxe très doucement les brindilles écoutant chaque pli du froissement et guettant les accents, micro-césures d’un geste plus vif. Ma concentration est aussi intense qu’intime. Le temps de jeu est un temps lié à cet objet sans préoccupation d’une durée dans laquelle cette séquence trouverait sa place. Je joue longtemps, déplaçant le microphone, tandis que ma botte de brindilles s’amincit......J’enregistre cette improvisation. Une fois cette histoire sonore captée, je la réécoute et voilà un élément qui peut vivre plusieurs vies. Première vie: la séquence se retrouve injectée dans un jeu live improvisée à plusieurs. A un moment donné de la rencontre, j’appuie sur la touche play de mon lecture CD qui relit cette histoire de brindilles: le temps très spécifique de la séquence se trouve mêlé au temps collectif improvisé. Quelques instants plus tard, cette temporalité me paraît un peu essoufflée et, pour me fondre dans l’accélération de la matière générée par le groupe, je filtre les brindilles afin d’en faire une ligne sonore plus svelte et plus apte à la vitesse ; à un autre moment, l’énergie de ce que j’entends me donne l’envie de geler un infime fragment du son, et l’histoire des brindilles disparaît pour laisser durer une itération aiguë constante qui, plus tard, disparaîtra à son tour. La durée de ma séquence initiale s’est progressivement transformée. L’écoute et le geste initiaux, générés dans l’intimité, se sont déplacés dans une espace public de représentation.

Ce transfert est-il audible ?

Autre vie de ma séquence : l’inscription sur le support. Elle devient, après diverses opérations, un élément d’une musique concrète. Au moment du concert, plus ou moins maquillée, elle est projetée dans le noir et entendue comme un moment d’image de sons sans référence à l’objet qui l’a produite. Oublié les brindilles, leur fragilité, leur résistance à devenir un objet de jeu. Ouvert le monde d’une écoute concentrée sur le timbre et ses fluctuations, le monde acousmatique. Dans la durée de ce que vous écoutez, il y a une grande homogénéité. La plupart des sons qui composent cette musique ont été joués, enregistrés, manipulés par un seul sujet : est-ce perceptible? Cependant j’ai disparu, la scène est vide. Y-a-t-il une poétique visuel de l’objet “détourné ” ? Qu’est-ce qu’invente l’écoute collective dans le noir ?

Nouvelle vie des brindilles : je les emmène pour le concert et décide de “les jouer” en direct . Là mon écoute change, mes gestes sont comme décalés, ils ne peuvent exister dans cet espace public : ils s’altérent . Je joue différemment de la brindille ! J’évalue autrement le moment de leur apparition, car pour que j’en joue, il faut que je me déplace, que j’ouvre le microphone et que je me remémore le premier ” touché” afin de ne pas hésiter. L’hésitation montrée, exhibée n’a pas les mêmes vertus sonores qu’en studio, lorsque cachée j’explore à tâtons ce corps sonore ; sur scène, je peux laisser voire de la complexité mais pas de la gaucherie ou du doute, j’ai même envie d’être dextère avec ces brindilles, ce qui bouscule leurs sonorités. Finalement je me dis que, sans doute, j’amènerai un paravent pour jouer sans être vue, ou alors, je choisirai un autre objet plus apte à la manipulation en public. Si quand même j’insiste avec ces brindilles sur scène, je dois imposer leur présence et la temporalité qui émane d’elles et alors, elles vont devenir objets-solistes et, symboliquement, je devrai assumer leur imagerie : en ai-je envie ? Ai-je l’espace pour le faire ? Puis-je le faire en accord avec le groupe ? Est-ce possible de jouer d’espaces d’objets différents le même soir ? Vais-je déambuler d’un “pupitre” à l’autre ? Ces questions je me les pose sans réfléchir et les résous à chaque fois différemment : aucune habitude n’a été répertoriée, je reste totalement libre.

Petit détour.........
J’entends des critiques : ” ta table est trop pleine,.......trop de choses, tout ne sert pas “. Nous sommes encore dominé par une esthétique d’économie du matériau et ce, d’une part en opposition à la grande déchetterie capitaliste qui rend consommable / jetable tout ce qu’elle génère mais- et surtout- en référence à l’esthétique classique où le bon compositeur est celui qui utilise pleinement son matériau. On parle en esthétique d’économie du matériau, car on se réfère à un art “pur”, épuré de ce qui est jugé non conforme à l’oeuvre et dans cette analyse persistent des valeurs religieuses : l’artiste ne gaspille pas les dons de Dieu, il épure la matière de ses aspérités pour être plus proche du divin . Si tous mes objets ont été récupérés et que persiste cette analyse d’épuration, c’est qu’il y a transfert d’une valeur dans une autre culture : pourquoi pas ? Personnellement les connotations politiques du terme d’épuration me donne des frissons voire la nausée mais je ne tiens pas à ériger mes valeurs en jugement ! Rien ne peut venir censurer mon désir d’une table pleine d’objets ......cependant je dénoncerai toutes marques d’autorité. Et je pense au grand “atelier de scène” de Le Junter .........Tant que les critères de juste et de faux, de bon et de mauvais, de pur et d’impur, de beau et de laid n’auront pas disparu, nous ne pourrons pas tous nous exprimer, ce qui est un manque pour l’art et pour l’organisation sociale. De l’hybridité de nos pratiques ne découlent pas encore la pluralité des expressions. La liberté manque à notre désir.......

Gestes troubles
Mes gestes exportés du studio et de l’intimité qui lui correspond sont énigmatiques comparés à ceux des instrumentistes. Ils sont plutôt lents et de petites amplitudes, et mon énergie est plus concentrée qu’excentrée. Par exemple, si j’appuie sur le mute d’une des voix de ma table de mixage, il est possible par un mini-geste que je génère une conséquence radicale (un silence). Si je filtre un son, ma main tourne un minuscule bouton rotatif et ce geste invisible peut métamorphoser le timbre du son sans qu’aucun signe extérieur n’est prévenu de ce changement : l’auditeur s’accroche à un visuel qui ne lui indique rien, son regard est comme un vestige d’un rituel et ce rituel c’est le concert.
Bien sûr, toutes les nuances du son ne sont pas lisibles dans le corps du musicien mais l’habitude culturelle enrobe le non-vu et a défini une limite à ce non-vu.
Cette limite est en train d’être dépassée!
Quand Kaffe Matthews regarde son écran en cliquant sur sa souris le manque à voir est presque total et pourtant sa présence est fortement signifiante. Le fait de la voir ou de la sentir présente permet de lier ce qui se fait à un sujet, est-ce fondamental ? C’est une conteuse cachée, sa présence est proche du musicien qui diffuse sa musique sur des haut-parleurs. Shachiko M monte sur scène et, posant l’index sur sa bouche, elle demande le silence, puis elle s’assied et regarde sa machine . Je ne vois que sa tête penchée et celle de Martin Tetrault, qui, plus expressif mais pas plus bruyant, manipule les bras démantibulés de ses platines vertes. Le fait d’être là permet à l’écoute collective d’être relié à un émetteur-e , on écoute pas un-e anonyme ou une voix au corps absent.
Même si c’est par l’imaginaire, l’écoute du son est reliée au corps de celui qui le diffuse et c’est ce possible imaginaire qui lie des pratiques aussi différentes que celle de Bob Ostertag, de Marc Pichelin, de Toy Bizarre, des Ossatura ou la nôtre.*

Présence au corps absent
Il y a dans les pratiques électroniques et électroacoustiques beaucoup de nuances et de champ poétiques ouverts.
Le son peut être totalement généré en direct avec du matériel high tech, avec du matériel low tech, avec les deux, avec des corps sonores.......
Le musicien peut insérer des phonographies, des citations, le monde rentre sur scène, mais c’est un monde au corps absent, ce qui est typique de la musique acousmatique. C’est l’ouverture d’une écoute et d’un imaginaire très particuliers.
Une fois que vous m’avez vu faire play sur mon mini-disc, vous m’avez vu ouvrir un espace qui contredit cette habitude de relier son et corps et qui me définit comme passeur-e.
L’avez-vous perçu ?
Je passe des bribes d’univers qui vont s’immiscer dans un univers clos, fortement ritualisé. Viennent dialoguer avec nous des artistes (citations), des sons de cultures proches ou lointaines ( un avion, une pirogue, un train, une manifestation antiraciste), des personnages ( des femmes, des vieux, des enfants, des femmes de ménage, des paysans...) et la palette que je choisis n’est évidemment pas neutre!
Tous ces mondes montent sur scène et imposent des phrasés, des débits, des timbres, des profondeurs et rendent caduque l’appropriation de la manifestation par quelques-uns. La syntaxe issue de ces éléments que nous injectons est difficilement repérable, elle est métissée d’une infinité d’ingrédients sonores. Dans le cas du paysage sonore, c’est comme une temporalité qui se déroule parallèlement au jeu live qui en suit ou non les inclinaisons. Dans le cas des voix porteuses de sens, on est dans une logique de mixage d’éléments hétéroclites avec un paramètre a-musical (le sens) qui vient organiser la réception “globale” d’une façon qui nous échappe. Dans le cas de la citation soit on la repère comme telle et on ajoute cela à son écoute, soit on la laisse passer et avec elle sa connotation” historique” mais même ainsi, on a été touché par un univers qui vient d’ailleurs, qui n’est pas généré par le musicien.
Tous ces sons, toutes ces voix au corps absent ouvrent un espace poétique fantastique : nous ne sommes pas seuls lorsque nous jouons de la platine, du magnétophone, du lecteur K7........nous sommes passeur-es.
A un niveau différent, les sons de synthèse font parler la machine qui elle même pointe le champ socio-économique, l’histoire et l’industrie. Le son ne vient pas directement du corps. On casse symboliquement par le détournement et l’esthétique ( machines bouclées et autres ) la logique mercantile, on démode la mode, on tue la marque, on écrase l’investisseur et le corps joue le jeu de ce massacre non-dit, il lutte à l’intérieur et laisse passer le message.

Surréalisme dans l’idiome
Avec tous ces mondes au bout de mes doigts, je réagis avec du disparate. Je colle, j’appose ce son après un autre totalement différent, je laisse se tramer un cadavre exquis entre tous les événements qui adviennent, j’envoie ce son d’escalier après cette femme qui parle de son travail puis je filtre un vélo qui grince et enfin je boucle ma machine de façon à obtenir un larsen que je tords à plaisir. C’est ainsi que notre duo travaille : en pratiquant une poétique sonore qui ressemble un peu à une écriture automatique. Nous ne recherchons pas la performance technique instrumentale. Nous sommes plus interpellés par les mondes cachés qui parlent sans sujet défini, comme un inconscient pluriel à qui on laisse un espace immense et qui s’exprime en travers d’un syntaxe ouverte et totalement impure.
Mes machines (détournées) me permettent de passer d’un volume gigantesque à un silence “total”, elle m’incite même à le faire sans que mon corps marque le moindre effort : alors je pratique le cut sans que cela soit vraiment volontaire, simplement parce que mes doigts tombent très naturellement dessus, un peu comme une clé de saxophone. De toute façon, ni mes instruments ni mes corps sonores n’ont été pensés pour que je fasse de la musique avec : c’est donc presque naturellement, que j’invente d’autres logiques malgré la prédominance du schéma instrumental.
Un jour, j’étais à un concert D’Otomo Yoshiide en banlieue parisienne et le public réagissait violemment au volume sonore ( il était venu pour entendre un groupre de jazz fusion effectivement beaucoup plus suave !!!) et une personne a lancé: ” mais, pourquoi cette merde!” et Otomo a répondu : “c’est comme ça à Tokyo !” Il a répondu ça du tac au tac, car la poétique qu’il développait -ce soir- là - renvoyant effectivement à une vie bruyante, grouillante, et évoquant clairement le monde citadin où on entend rarement LE poste de radio du voisin mais le poste + les voitures + le marteau piqueur + la sonnerie du téléphone + le métro + des enfants qui passent + la masse de rumeur indéfinie et la violence du système qui colorent les villes. On est dans une polyphonie, une trame pleine d’éléments disparates et de tension, ce que le concert redisait d’une autre manière. L’utilisation de la platine et l’usage de citations qu’elle offre permet de se référer à un monde social de façon concrète et c’est une caractéristique des poétiques liés à nos pratiques. Il y a une socialité des mondes sonores que nous manipulons.

Une des choses qui m’a interloquée lorsque j’ai commencé la musique concrète, c’est la réaction du public. Je me souviens d’un concert à Lyon où une femme s’est exclamée très fort: ” Je ne viens pas au concert pour entendre le son des machines à laver! ” Mon étonnement dure encore........ Cet été, alors que nous jouions avec Xavier Charles et Laurent Grappe, une femme est venue nous voir à la sortie du concert, scandalisée, excédée, avec un étendage à linge qu’elle secouait en criant : “ moi aussi, je peux faire des sons avec n’importe quoi ! mais pour qui on nous prend ? j’ai pas fait des années de solfège pour entendre ça! on se fout de nous ici ..........” C’est encore le scandale ! Cette violence réfractaire à jouir de nos musiques m’incite à poser cette question :
A-t-on éradiqué la classe consommante par nos pratiques ?
De fait notre public est essentiellement constitué d’acteur-es de cette vie musicale ? Si nous sommes d’accord pour constater cela, alors il est temps de prendre en main les outils de socialité du sonore comme nous avons pris en main les outils de production et de diffusion.

L’enjeu social : du sens caché en lien tacite
Passer l’écoute, être passeur-e d’une pratique de l’écoute qui bouleverse le sonore établi . Quand LULU ( de Yann Parenthoen) monte symboliquement sur scène, elle nous donne des informations précieuses, par exemple sur la façon dont le pas d’une personne caractérise son rang social, ainsi elle constate que les femmes de ménage de la Maison de Radio (France) ont tendance à marcher en traînant les pieds.
Yann Parenthoen a enregistré Lulu disant cela et il nous retransmet cette information et par un jeu social pervers, Lulu, au moment de l’écoute collective de ce qu’elle a transmis, n’est pas là !!!!
Soit elle travaille, soit elle dort, soit elle n’a pas été convoquée et nous voilà discourant sur le montage, l’utilisation des microphones, les nuances stéreo-mono ect............ toutes informations sur la technique et l’art de Y.P, qui, certes, nous intéressent mais qui occultent l’absence de Lulu et qui finalement empêche que se noue un dialogue avec elle. Cette absence la définit comme personnage de ..........roman, fiction, peinture sonore mais lui enlève son statut d’informatrice, d’actrice et de participante à notre rencontre.
L’écoute peut être définie comme une pratique libertaire : écouter ce serait prendre le risque de se défaire d’un champ fonctionnel pour- laissant passer le silence - ouvrir un champ poétique porteur d’utopie. Une écoute c’est accepter le vide et transgresser les codes du sonore établi, asservi.
Merci Lulu pour tes relevés sonores !
Dans ma cité, il n’y aura plus d’acteurs”, en généralisant le statut d’acteur-e, d’auteur-e, nous le faisons disparaître et nous allons à la rencontre de cette fameuse cité dont parle Dubuffet dans Asphyxiante Culture. Plus d’acteur, plus de public; plus de public, plus de promotion; plus de promotion, plus de dictateur signal sonore ( pub+ variété + ?) plus de.................
Le son est un outil très évident de la propagande capitaliste, c’est pourquoi prendre en mains les outils de socialité sonore consisterait à imaginer des dispositifs mettant en péril le pouvoir aliénant de ce signal sonore et quoi de plus résistant qu’une écoute critique ? Passer l’écoute c’est comme passer une arme: c’est périlleux et compliqué, cela engage totalement une relation*. Inviter des voix au corps absents à s’exprimer sur scène, c’est un premier pas dans cette relation, c’est pointer la nécessité d’une rencontre, d’une poésie porteuse d’une critique de cette rencontre.
Pousser plus loin la participation de ces mondes, c’est déjà être en route vers la cité de Dubuffet et celle de nombreux autres qui portent cette utopie. C’est là que nous allons.

Carole Rieussec, pour Kristoff K.Roll à Túxpam

* Certains équilibres ( son-image) comme intérieurs au sonore crée un nouveau champ de questions, c’est le cas des “Surfaces vibrantes” de Xavier Charles qui se situent entre installation et performance temporelle.
**Cf. le projet Sonomaton conçu par l’Atelier socio-électro de Villeneuve Le Roi où le temps a été pris pour expérimenter certains processus liés à la production-reception artistique ( 94 ) .