Le
jeu caché
Rien n’est plus fascinant que d’écouter sonner un objet en cherchant ses
points sonores sensibles, en inventant les gestes qui s’adaptent à sa
forme (gros, épars, circulaire, ondulé.....) et à ses timbres. Personne
ne me voit, je suis accroupie devant ce tas de brindilles, elles mêmes
disposées sur une bâche plastique qui percute mollement les extrémités
des feuilles. J’ai mis le microphone près du sol, je malaxe très doucement
les brindilles écoutant chaque pli du froissement et guettant les accents,
micro-césures d’un geste plus vif. Ma concentration est aussi intense
qu’intime. Le temps de jeu est un temps lié à cet objet sans préoccupation
d’une durée dans laquelle cette séquence trouverait sa place. Je joue
longtemps, déplaçant le microphone, tandis que ma botte de brindilles
s’amincit......J’enregistre cette improvisation. Une fois cette histoire
sonore captée, je la réécoute et voilà un élément qui peut vivre plusieurs
vies. Première vie: la séquence se retrouve injectée dans un jeu live
improvisée à plusieurs. A un moment donné de la rencontre, j’appuie sur
la touche play de mon lecture CD qui relit cette histoire de brindilles:
le temps très spécifique de la séquence se trouve mêlé au temps collectif
improvisé. Quelques instants plus tard, cette temporalité me paraît un
peu essoufflée et, pour me fondre dans l’accélération de la matière générée
par le groupe, je filtre les brindilles afin d’en faire une ligne sonore
plus svelte et plus apte à la vitesse ; à un autre moment, l’énergie de
ce que j’entends me donne l’envie de geler un infime fragment du son,
et l’histoire des brindilles disparaît pour laisser durer une itération
aiguë constante qui, plus tard, disparaîtra à son tour. La durée de ma
séquence initiale s’est progressivement transformée. L’écoute et le geste
initiaux, générés dans l’intimité, se sont déplacés dans une espace public
de représentation.
Ce transfert est-il audible ?
Autre vie de ma séquence : l’inscription sur le support. Elle devient,
après diverses opérations, un élément d’une musique concrète. Au moment
du concert, plus ou moins maquillée, elle est projetée dans le noir et
entendue comme un moment d’image de sons sans référence à l’objet qui
l’a produite. Oublié les brindilles, leur fragilité, leur résistance à
devenir un objet de jeu. Ouvert le monde d’une écoute concentrée sur le
timbre et ses fluctuations, le monde acousmatique. Dans la durée de ce
que vous écoutez, il y a une grande homogénéité. La plupart des sons qui
composent cette musique ont été joués, enregistrés, manipulés par un seul
sujet : est-ce perceptible? Cependant j’ai disparu, la scène est vide.
Y-a-t-il une poétique visuel de l’objet “détourné ” ? Qu’est-ce qu’invente
l’écoute collective dans le noir ?
Nouvelle vie des brindilles : je les emmène pour le concert et décide
de “les jouer” en direct . Là mon écoute change, mes gestes sont comme
décalés, ils ne peuvent exister dans cet espace public : ils s’altérent
. Je joue différemment de la brindille ! J’évalue autrement le moment
de leur apparition, car pour que j’en joue, il faut que je me déplace,
que j’ouvre le microphone et que je me remémore le premier ” touché” afin
de ne pas hésiter. L’hésitation montrée, exhibée n’a pas les mêmes vertus
sonores qu’en studio, lorsque cachée j’explore à tâtons ce corps sonore
; sur scène, je peux laisser voire de la complexité mais pas de la gaucherie
ou du doute, j’ai même envie d’être dextère avec ces brindilles, ce qui
bouscule leurs sonorités. Finalement je me dis que, sans doute, j’amènerai
un paravent pour jouer sans être vue, ou alors, je choisirai un autre
objet plus apte à la manipulation en public. Si quand même j’insiste avec
ces brindilles sur scène, je dois imposer leur présence et la temporalité
qui émane d’elles et alors, elles vont devenir objets-solistes et, symboliquement,
je devrai assumer leur imagerie : en ai-je envie ? Ai-je l’espace pour
le faire ? Puis-je le faire en accord avec le groupe ? Est-ce possible
de jouer d’espaces d’objets différents le même soir ? Vais-je déambuler
d’un “pupitre” à l’autre ? Ces questions je me les pose sans réfléchir
et les résous à chaque fois différemment : aucune habitude n’a été répertoriée,
je reste totalement libre.
Petit
détour.........
J’entends des critiques : ” ta table est trop pleine,.......trop de choses,
tout ne sert pas “. Nous sommes encore dominé par une esthétique d’économie
du matériau et ce, d’une part en opposition à la grande déchetterie capitaliste
qui rend consommable / jetable tout ce qu’elle génère mais- et surtout-
en référence à l’esthétique classique où le bon compositeur est celui
qui utilise pleinement son matériau. On parle en esthétique d’économie
du matériau, car on se réfère à un art “pur”, épuré de ce qui est jugé
non conforme à l’oeuvre et dans cette analyse persistent des valeurs religieuses
: l’artiste ne gaspille pas les dons de Dieu, il épure la matière de ses
aspérités pour être plus proche du divin . Si tous mes objets ont été
récupérés et que persiste cette analyse d’épuration, c’est qu’il y a transfert
d’une valeur dans une autre culture : pourquoi pas ? Personnellement les
connotations politiques du terme d’épuration me donne des frissons voire
la nausée mais je ne tiens pas à ériger mes valeurs en jugement ! Rien
ne peut venir censurer mon désir d’une table pleine d’objets ......cependant
je dénoncerai toutes marques d’autorité. Et je pense au grand “atelier
de scène” de Le Junter .........Tant que les critères de juste et de faux,
de bon et de mauvais, de pur et d’impur, de beau et de laid n’auront pas
disparu, nous ne pourrons pas tous nous exprimer, ce qui est un manque
pour l’art et pour l’organisation sociale. De l’hybridité de nos pratiques
ne découlent pas encore la pluralité des expressions. La liberté manque
à notre désir.......
Gestes
troubles
Mes gestes exportés du studio et de l’intimité qui lui correspond sont
énigmatiques comparés à ceux des instrumentistes. Ils sont plutôt lents
et de petites amplitudes, et mon énergie est plus concentrée qu’excentrée.
Par exemple, si j’appuie sur le mute d’une des voix de ma table de mixage,
il est possible par un mini-geste que je génère une conséquence radicale
(un silence). Si je filtre un son, ma main tourne un minuscule bouton
rotatif et ce geste invisible peut métamorphoser le timbre du son sans
qu’aucun signe extérieur n’est prévenu de ce changement : l’auditeur s’accroche
à un visuel qui ne lui indique rien, son regard est comme un vestige d’un
rituel et ce rituel c’est le concert.
Bien sûr, toutes les nuances du son ne sont pas lisibles dans le corps
du musicien mais l’habitude culturelle enrobe le non-vu et a défini une
limite à ce non-vu.
Cette limite est en train d’être dépassée!
Quand Kaffe Matthews regarde son écran en cliquant sur sa souris le manque
à voir est presque total et pourtant sa présence est fortement signifiante.
Le fait de la voir ou de la sentir présente permet de lier ce qui se fait
à un sujet, est-ce fondamental ? C’est une conteuse cachée, sa présence
est proche du musicien qui diffuse sa musique sur des haut-parleurs. Shachiko
M monte sur scène et, posant l’index sur sa bouche, elle demande le silence,
puis elle s’assied et regarde sa machine . Je ne vois que sa tête penchée
et celle de Martin Tetrault, qui, plus expressif mais pas plus bruyant,
manipule les bras démantibulés de ses platines vertes. Le fait d’être
là permet à l’écoute collective d’être relié à un émetteur-e , on écoute
pas un-e anonyme ou une voix au corps absent.
Même si c’est par l’imaginaire, l’écoute du son est reliée au corps de
celui qui le diffuse et c’est ce possible imaginaire qui lie des pratiques
aussi différentes que celle de Bob Ostertag, de Marc Pichelin, de Toy
Bizarre, des Ossatura ou la nôtre.*
Présence
au corps absent
Il y a dans les pratiques électroniques et électroacoustiques beaucoup
de nuances et de champ poétiques ouverts.
Le son peut être totalement généré en direct avec du matériel high tech,
avec du matériel low tech, avec les deux, avec des corps sonores.......
Le musicien peut insérer des phonographies, des citations, le monde rentre
sur scène, mais c’est un monde au corps absent, ce qui est typique de
la musique acousmatique. C’est l’ouverture d’une écoute et d’un imaginaire
très particuliers.
Une fois que vous m’avez vu faire play sur mon mini-disc, vous m’avez
vu ouvrir un espace qui contredit cette habitude de relier son et corps
et qui me définit comme passeur-e.
L’avez-vous perçu ?
Je passe des bribes d’univers qui vont s’immiscer dans un univers clos,
fortement ritualisé. Viennent dialoguer avec nous des artistes (citations),
des sons de cultures proches ou lointaines ( un avion, une pirogue, un
train, une manifestation antiraciste), des personnages ( des femmes, des
vieux, des enfants, des femmes de ménage, des paysans...) et la palette
que je choisis n’est évidemment pas neutre!
Tous ces mondes montent sur scène et imposent des phrasés, des débits,
des timbres, des profondeurs et rendent caduque l’appropriation de la
manifestation par quelques-uns. La syntaxe issue de ces éléments que nous
injectons est difficilement repérable, elle est métissée d’une infinité
d’ingrédients sonores. Dans le cas du paysage sonore, c’est comme une
temporalité qui se déroule parallèlement au jeu live qui en suit ou non
les inclinaisons. Dans le cas des voix porteuses de sens, on est dans
une logique de mixage d’éléments hétéroclites avec un paramètre a-musical
(le sens) qui vient organiser la réception “globale” d’une façon qui nous
échappe. Dans le cas de la citation soit on la repère comme telle et on
ajoute cela à son écoute, soit on la laisse passer et avec elle sa connotation”
historique” mais même ainsi, on a été touché par un univers qui vient
d’ailleurs, qui n’est pas généré par le musicien.
Tous ces sons, toutes ces voix au corps absent ouvrent un espace poétique
fantastique : nous ne sommes pas seuls lorsque nous jouons de la platine,
du magnétophone, du lecteur K7........nous sommes passeur-es.
A un niveau différent, les sons de synthèse font parler la machine qui
elle même pointe le champ socio-économique, l’histoire et l’industrie.
Le son ne vient pas directement du corps. On casse symboliquement par
le détournement et l’esthétique ( machines bouclées et autres ) la logique
mercantile, on démode la mode, on tue la marque, on écrase l’investisseur
et le corps joue le jeu de ce massacre non-dit, il lutte à l’intérieur
et laisse passer le message.
Surréalisme
dans l’idiome
Avec tous ces mondes au bout de mes doigts, je réagis avec du disparate.
Je colle, j’appose ce son après un autre totalement différent, je laisse
se tramer un cadavre exquis entre tous les événements qui adviennent,
j’envoie ce son d’escalier après cette femme qui parle de son travail
puis je filtre un vélo qui grince et enfin je boucle ma machine de façon
à obtenir un larsen que je tords à plaisir. C’est ainsi que notre duo
travaille : en pratiquant une poétique sonore qui ressemble un peu à une
écriture automatique. Nous ne recherchons pas la performance technique
instrumentale. Nous sommes plus interpellés par les mondes cachés qui
parlent sans sujet défini, comme un inconscient pluriel à qui on laisse
un espace immense et qui s’exprime en travers d’un syntaxe ouverte et
totalement impure.
Mes machines (détournées) me permettent de passer d’un volume gigantesque
à un silence “total”, elle m’incite même à le faire sans que mon corps
marque le moindre effort : alors je pratique le cut sans que cela soit
vraiment volontaire, simplement parce que mes doigts tombent très naturellement
dessus, un peu comme une clé de saxophone. De toute façon, ni mes instruments
ni mes corps sonores n’ont été pensés pour que je fasse de la musique
avec : c’est donc presque naturellement, que j’invente d’autres logiques
malgré la prédominance du schéma instrumental.
Un jour, j’étais à un concert D’Otomo Yoshiide en banlieue parisienne
et le public réagissait violemment au volume sonore ( il était venu pour
entendre un groupre de jazz fusion effectivement beaucoup plus suave !!!)
et une personne a lancé: ” mais, pourquoi cette merde!” et Otomo a répondu
: “c’est comme ça à Tokyo !” Il a répondu ça du tac au tac, car la poétique
qu’il développait -ce soir- là - renvoyant effectivement à une vie bruyante,
grouillante, et évoquant clairement le monde citadin où on entend rarement
LE poste de radio du voisin mais le poste + les voitures + le marteau
piqueur + la sonnerie du téléphone + le métro + des enfants qui passent
+ la masse de rumeur indéfinie et la violence du système qui colorent
les villes. On est dans une polyphonie, une trame pleine d’éléments disparates
et de tension, ce que le concert redisait d’une autre manière. L’utilisation
de la platine et l’usage de citations qu’elle offre permet de se référer
à un monde social de façon concrète et c’est une caractéristique des poétiques
liés à nos pratiques. Il y a une socialité des mondes sonores que nous
manipulons.
Une
des choses qui m’a interloquée lorsque j’ai commencé la musique concrète,
c’est la réaction du public. Je me souviens d’un concert à Lyon où une
femme s’est exclamée très fort: ” Je ne viens pas au concert pour entendre
le son des machines à laver! ” Mon étonnement dure encore........ Cet
été, alors que nous jouions avec Xavier Charles et Laurent Grappe, une
femme est venue nous voir à la sortie du concert, scandalisée, excédée,
avec un étendage à linge qu’elle secouait en criant : “ moi aussi, je
peux faire des sons avec n’importe quoi ! mais pour qui on nous prend
? j’ai pas fait des années de solfège pour entendre ça! on se fout de
nous ici ..........” C’est encore le scandale ! Cette violence réfractaire
à jouir de nos musiques m’incite à poser cette question :
A-t-on éradiqué la classe consommante par nos pratiques ?
De fait notre public est essentiellement constitué d’acteur-es de cette
vie musicale ? Si nous sommes d’accord pour constater cela, alors il est
temps de prendre en main les outils de socialité du sonore comme nous
avons pris en main les outils de production et de diffusion.
L’enjeu
social : du sens caché en lien tacite
Passer l’écoute, être passeur-e d’une pratique de l’écoute qui bouleverse
le sonore établi . Quand LULU ( de Yann Parenthoen) monte symboliquement
sur scène, elle nous donne des informations précieuses, par exemple sur
la façon dont le pas d’une personne caractérise son rang social, ainsi
elle constate que les femmes de ménage de la Maison de Radio (France)
ont tendance à marcher en traînant les pieds.
Yann Parenthoen a enregistré Lulu disant cela et il nous retransmet cette
information et par un jeu social pervers, Lulu, au moment de l’écoute
collective de ce qu’elle a transmis, n’est pas là !!!!
Soit elle travaille, soit elle dort, soit elle n’a pas été convoquée et
nous voilà discourant sur le montage, l’utilisation des microphones, les
nuances stéreo-mono ect............ toutes informations sur la technique
et l’art de Y.P, qui, certes, nous intéressent mais qui occultent l’absence
de Lulu et qui finalement empêche que se noue un dialogue avec elle. Cette
absence la définit comme personnage de ..........roman, fiction, peinture
sonore mais lui enlève son statut d’informatrice, d’actrice et de participante
à notre rencontre.
L’écoute peut être définie comme une pratique libertaire : écouter ce
serait prendre le risque de se défaire d’un champ fonctionnel pour- laissant
passer le silence - ouvrir un champ poétique porteur d’utopie. Une écoute
c’est accepter le vide et transgresser les codes du sonore établi, asservi.
Merci Lulu pour tes relevés sonores !
“Dans ma cité, il n’y aura plus d’acteurs”, en généralisant le
statut d’acteur-e, d’auteur-e, nous le faisons disparaître et nous allons
à la rencontre de cette fameuse cité dont parle Dubuffet dans Asphyxiante
Culture. Plus d’acteur, plus de public; plus de public, plus de promotion;
plus de promotion, plus de dictateur signal sonore ( pub+ variété + ?)
plus de.................
Le son est un outil très évident de la propagande capitaliste, c’est pourquoi
prendre en mains les outils de socialité sonore consisterait à imaginer
des dispositifs mettant en péril le pouvoir aliénant de ce signal sonore
et quoi de plus résistant qu’une écoute critique ? Passer l’écoute c’est
comme passer une arme: c’est périlleux et compliqué, cela engage totalement
une relation*. Inviter des voix au corps absents à s’exprimer sur scène,
c’est un premier pas dans cette relation, c’est pointer la nécessité d’une
rencontre, d’une poésie porteuse d’une critique de cette rencontre.
Pousser plus loin la participation de ces mondes, c’est déjà être en route
vers la cité de Dubuffet et celle de nombreux autres qui portent cette
utopie. C’est là que nous allons.
Carole
Rieussec, pour Kristoff K.Roll à Túxpam
* Certains
équilibres ( son-image) comme intérieurs au sonore crée un nouveau champ
de questions, c’est le cas des “Surfaces vibrantes” de Xavier Charles
qui se situent entre installation et performance temporelle.
**Cf. le projet Sonomaton conçu par l’Atelier socio-électro de Villeneuve
Le Roi où le temps a été pris pour expérimenter certains processus liés
à la production-reception artistique ( 94 ) .
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